lundi 15 juillet 2013

HATİCE ALTINIŞIK – "Les Alévis doivent être présents sur le terrain politique"

Le gouvernement de l'AKP (Parti de la justice et du développement) a récemment annoncé une nouvelle ouverture en direction de la minorité alévie. Cette annonce correspond aux 20 ans des événements de Sivas et suit de peu la crise du Gezi Parkı. De nombreux alévis s'étaient engagés dans le mouvement. Afin de comprendre cet engagement et la réalité de l'alévisme dans la Turquie d'aujourd'hui, nous avons interviewé une personnalité importante du militantisme alévi, Hatice Altınşık.
Lepetitjournal.com d'Istanbul : pouvez-vous présenter votre action militante ?
Hatice Altınşık (photo personnelle): Durant environ 20 ans, j'ai travaillé avec presque toutes les organisations alévies, dans un premier temps avec la Pir Sultan Abdal Derneği. Récemment je travaillais avec la Fédération Alévi Bektaşı. Mon combat a commencé avec le massacre de Sivas en 1993, et a continué avec les demandes des alévis pour la construction de cemevi ("maison du cem", lieux de culte des alévis, ndlr). D'autres demandes consistent en un statut légal pour les cemevi, la fin de l'obligation des cours obligatoires de religion, plus d'égalité au sein du Diyanet (Direction des affaires religieuses, rattachée au bureau du Premier ministre, ndlr) etc. J'ai été parmi ceux qui ont contesté en 2006 l'obligation des cours de religion (enseignement centré sur l'Islam sunnite, ndlr).
Pendant cette période, j'ai rencontré Kerem Altıoklar, de l'Université d'Ankara. Je lui ai demandé si il était possible que mon fils ne suive pas de cours de religion. Les professeurs de l'Université de Marmara m'avaient affirmé que cela n'était pas possible. Mais Kerem hoca m'a conseillé d'essayer et nous avons formulé notre demande. J'ai envoyé une pétition au préfet. Elle a été rejetée par le tribunal administratif. Je n'ai jamais accepté cette décision. Après que les médias ont parlé de mon initiative, elle a eu des conséquences sur les notes et la scolarité de mon fils. Ils le punissaient.
D'autres initiatives de ce genre ont suivi en 2007, et au fur et à mesure les ONG alévies se sont emparées du sujet. J'ai été avec l'ensemble d'entre elles, sauf la Fondation Cem et la Fondation Ehl-i Beyt. Après 20 ans de ce combat, j'ai compris que cela ne pouvait se régler simplement avec les organisations alévies. Cela devait passer dans la sphère politique. Car toutes nos demandes sont politiques. Elles nécessitent des réformes constitutionnelles. J'ai donc décidé de travailler également avec d'autres groupes qui feraient face aux mêmes problèmes. En ce moment j'essaie de créer une fédération qui ne soit pas un parti. Je m'y investis avec mon identité alévie.
Quelles sont les principales caractéristiques des organisations alévies en Turquie ?
Toutes ont les mêmes demandes. Mais certaines ont été fondées par l'État, par exemple Cem Vakfı. Leur but est la construction d'un nouveau modèle d'alévisme, qui soit fidèle au gouvernement et se limite à l'identité turco-musulmane. Ils veulent détruire ce qui s'oppose à cette homogénéisation via leurs propres associations, comme également Ehl-i Beyt Vakfı. Récemment, avec "l'ouverture alévie" (en 2009), plusieurs groupes ont été fondés par l'AKP. Cela est le cas de la Fédération Alevi Bektaşı d'Anatolie. Son objectif était uniquement la mise en application de l'ouverture alévie. Il s'agit de fausses organisations alévies.
En dehors d'elles, il y a de très nombreuses associations. J'essaie de m'y impliquer, car elles comptent généralement très peu de femmes. Cela contredit l'esprit de l'alévisme, selon lequel les hommes et les femmes sont égaux. Mais en fait, peu de personnes connaissent l'alévisme car l'éducation alévie a été marginalisée. La responsabilité en incombe aux alévis eux-mêmes, mais également au gouvernement.
Il est difficile de recenser toutes les organisations. Par exemple Pir Sultan Abdal Derneği ne compte pas moins de 300 branches. En tout, je dirais qu'il y a entre 450 et 500 associations, en mettant de côté les "fausses" que je vous ai citées. Mais il y a également beaucoup de groupes locaux. En les incluant, ce serait plutôt entre 3.000 et 4.000, sans compter ceux présents en Europe. Nous pouvons dire que les alévis sont attachés aux organisations et aux regroupements de manière générale.
Que signifie "être Alévi" ?
Notre façon de voir l'alévisme diffère de celle du gouvernement. Il met l'accent sur la dimension religieuse et veut le transformer en un dogme, avec des règles qui soient en accord avec les autres conventions de l'Islam. Nous voyons l'alévisme comme une croyance et une culture. Notre combat est de protéger sa version originale, dont l'expression est le concept de "doğa tanrı" (dieux de la nature) : nous respectons toutes les choses vivantes sur terre, et nous les regardons comme dieu lui-même.
Nous disons "je suis le dieu et j'ai le dieu", cela est dans toutes les chansons de l'alévisme. L'apparition des croyances alévies en Anatolie est bien antérieure à l'Islam, autour de 8.000-9.000 avant J.C, au temps des Hittites. La vision de l'alévisme comme faisant partie de l'Islam est une invention de la République. Dans les fatwas de l'Empire ottoman les alévis sont condamnés comme des non-musulmans. L'alévisme est une croyance très ancienne, qui est très attachée aux choses de la terre, leur accorde une grande valeur, et selon laquelle chaque être humain est divin. Cette dernière idée est résumée dans cette expression alévie : "je tiens le miroir dans ma main et je vois Ali".
J'ai beaucoup voyagé en Anatolie. Il y a une différence entre l'alévisme et les bektaşı. Si vous êtes né au sein d'une famille alévie, vous êtes alévi. Les bektaşı sont ceux qui décident d'adopter cette philosophie. Une turcologue française faisait par exemple des recherches sur les alévis, et elle a décidé de devenir bektaşı. Ces deux croyances considèrent les quatre éléments comme sacrés. Nous n'acceptons pas les chasseurs au cem (rituel religieux de l'alévisme, ndlr). Cela n'est pas une activité d'alévi. De même avec la famille de quelqu'un qui s'est suicidé, car il enlevé la vie à un dieu. La famille peut se retrouver isolée pour un temps, cela est notre plus sévère punition.
Que pouvez-vous dire à propos de la représentation des Alévis au sein des quatre principaux partis ?
Cela ne se chiffre pas par le nombre d'alévis, mais par la prise en compte de nos demandes. Il n'y a qu'un seul député alévi dans les rangs de l'AKP, Ibrahim Yiğit. Au CHP, quatre ou cinq. Ils ne sont pas à l'Assemblée en tant qu'alévis mais que membres de leur parti. Leur identité alévie n'est pas importante, puisqu'ils ne parlent pas plus des problèmes que les autres députés. Au contraire, le BDP a fait des propositions en faveur d'une discrimination positive pour les minorités. Les trois autres partis les ont repoussées.
Le CHP (Parti républicain du peuple, principal parti d'opposition, ndlr) ne représente pas les alévis. Le BDP (Parti de la paix et de la démocratie, parti d'opposition, pro-kurde) jouerait davantage ce rôle en portant les demandes de groupes minoritaires. Ses députés travaillent activement pour les droits des alévis. Mais ce n'est pas assez. Il devrait y avoir une représentation en accord avec la réalité de la population. Par exemple, il n'y a qu'un seul député syriaque, aucun arménien. Si la Constitution et le système politique permettaient une égalité entre tous, nous n'aurions pas besoin de cette représentation culturelle.
Par exemple, nous devrions utiliser "kızılbaş" (“tête rouge”, terme qui date de l'époque ottomane, ndlr) pour parler de certains groupes alévis. "Alévi" est un nom nouveau donné par l'État après que "kızılbaş" soit devenu un terme péjoratif et discriminant, à la fin de l'Empire ottoman. J'arrêterai de le rappeler le jour où je constaterai une égalité réelle avec le reste de la population, quand nos droits seront reconnus.
Alors, un "parti alévi" ?
Je ne pense pas que nous devrions avoir un parti alévi car nous ne sommes pas la seule communauté qui doit faire face à la pression du gouvernement : il y a les Arméniens, les Grecs, les Circassiens, les gitans, les Kurdes... Nous sommes tous mis sous pression par le même gouvernement. Il devrait y avoir quelque chose qui englobe tous ces groupes. Si aujourd'hui il y avait un parti alévi au pouvoir qui impose ses croyances et valeurs, je m'opposerai à lui. Cela n'est pas démocratique. Et cela irait à l'encontre de la philosophie de l'alévisme qui repose sur l'ouverture à tous. Malheureusement nous l'oublions parfois. Je pense qu'il est préférable d'avoir un parti au sein duquel chacun sera l'égal de l'autre et aura les mêmes droits, au-delà des origines individuelles.
Quid du CHP, parfois décrit comme le "parti des alévis" ?
Le CHP est un parti autoritaire et étatique. Il n'accepte pas l'altérité, alors qu'il y a une trentaine de communautés qui vivent en Anatolie. Il est impossible de voir le CHP comme le "parti des alévis", même si le leader en est depuis 2010 Kemal Kılıçdaroğlu, kurde et alévi. Les députés kémalistes votent contre toute discrimination positive en faveur des minorités, alévie ou autre. Le CHP a une mentalité étatique, ils veulent construire des citoyens pour l'État, point. Beaucoup d'alévis votent pour ce parti du fait de l'opposition entre laïcs et anti-laïcs. Les alévis ont peur de la charia. Et le gouvernement ne manque pas de les encourager à voter CHP. Mais je pense que ce vote ne résisterait pas à la création d'un parti qui engloberait le combat de toutes les minorités, pour la démocratie et les libertés.
Que pensez-vous de l'annonce récente de la part de l'AKP d'une nouvelle "ouverture alévie", après le précédent de 2009 ?
La première fois que l'AKP a proposé une feuille de route, nous avons hésité et beaucoup discuté à propos de notre participation ou non. Finalement, nous avons pensé qu'ils voulaient véritablement nous entendre, et qu'il s'agissait d'une occasion historique. Toutes les organisations se sont mises d'accord sur un certain nombre de demandes. Elles ont été envoyées au gouvernement. Mais beaucoup des conférences et ateliers qui ont été organisés n'incluaient pas d'alévis. Et dans le rapport final il n'y avait pas un mot à propos de nos demandes, cela n'avait rien d'une ouverture alévie. Ils voulaient uniquement contrôler, façonner et conditionner l'alévisme via l'Islam sunnite. Je ne crois pas à leur sincérité, comme beaucoup d'alévis. (voir cet article de Hürriyet Daily News)
Quelle a été la place des alévis, individus et organisations, dans le mouvement Gezi ?
Nous avons bien sûr été nombreux à être présents. Pir Sultan Abdal Kültür Derneği avait une plate-forme dans le parc jusqu'à l'intervention de la police. Une des principales raisons était le choix du nom pour le troisième pont sur le Bosphore. Yavuz Sultan Selim a massacré au début du XVIe siècle des dizaines de milliers d'alévis bektaşı, de manière systématique. Il n'est pas le seul à s'être livré à ces tueries, mais il en est un symbole. Essayez d'imaginer des alévis ayant cela en tête en traversant ce pont.
Nous avons donc manifesté, avec d'autres. Cela était l'élément le plus frappant du mouvement. Des groupes "d'autres" qui se rassemblent pour quelque chose en commun constituent la base de la démocratie. Cette image de Gezi, c'est l'alévisme même. Si une personne est blessée je devrais m'inquiéter pour elle. Le mouvement Gezi représente la philosophie alévie, celle des "autres".
C'est pour continuer ce combat qu'à présent je travaille avec le HDK, Halkların Demokratik Kongresi(Congrès Démocratique du Peuple), qui rassemble toutes les minorités. Le congrès compte 45 partis et associations. Nous préparons des propositions à envoyer ensuite au Parlement. C'est là que nous devons être présents, sur le terrain politique.
Propos recueillis par Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 15 juillet 2013

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