EN DÉBAT –
Deux petites îles de la mer de Marmara, Yassıada et Sivriada, sont désormais ouvertes à la construction en vertu d'une loi en date d'avril dernier. Yassıada est connu pour avoir été le lieu du procès des cadres du DP (Parti Démocrate) et de l'exécution de trois ministres après le coup d'État de 1960. Cette île, devenue un symbole des interventions en politique de l'armée turque, devrait accueillir un "complexe de la démocratie".
Yassıada est une petite île de la mer de Marmara, à l'ouest des quatre principales Îles des Princes. Sa célébrité vient des procès qui y ont été organisés suite au coup d'État militaire du 27 mai 1960. Cette intervention était dirigée contre le gouvernement du DP et son chef, Adnan Menderes. Après avoir remporté les élections de 1950, la première alternance dans l'histoire de la République, le DP avait été reconduit en 1954 et 1957.
Premier chef de gouvernement à recevoir la légitimité d'élections démocratiques, Menderes avait été arrêté le jour du coup d'État, ainsi que l'ensemble de son cabinet. Ils avaient été traduits en justice sur Yassıada : 15 peines capitales, 12 peines d'emprisonnement à vie et des centaines d'emprisonnement de longue durée avaient été prononcés. Trois des condamnations à mort avaient été exécutées : Menderes et ses anciens ministres des Affaires étrangères, Fatin Rüştü Zorlu, et des Finances, Hasan Polatkan, avaient été pendus sur l'île, le 16 septembre 1961.
"L'île de la démocratie"
Cinquante ans plus tard, le gouvernement de l'AKP (Parti de la Justice et du Développement) revendique une filiation avec le DP. Ses leaders exécutés sont pour le parti au pouvoir des martyrs de la tutelle militaire sur la vie politique turque. En décembre 2012, le quotidien Hürriyet Daily News citait des propos du président AKP de la Commission de réconciliation constitutionnelle, Burhan Kuzu. Il qualifiait le coup d'État de 1960 et les événements de Yassıada d'"assassinats".
En 2011, le maire d'Istanbul, Kadir Topbaş, le gouverneur Hüseyin Avni Mutlu et le ministre de la Culture et du Tourisme d'alors, Ertuğrul Günay, avaient visité l'île. Ils y avaient annoncé l'intention gouvernementale qu'un "musée de la démocratie qui soit une leçon pour les générations futures" y soit construit. Pour cela, une révision du statut de l'île était nécessaire : elle a été rangée en 1976 parmi les sites historiques et naturels "sous protection", ce qui interdit toute nouvelle construction.
Un nouveau statut qui soulève des critiques
Les statuts de Yassıada et d'une autre île, Sivriada ont été modifiés en avril dernier par la loi n°6456. Désormais, les "investissements dans les services culturels et touristiques" sont rendus possibles : 65% de la surface des îles sont ouverts à la construction. Il semble que les projets du parti au pouvoir ne se limitent plus à un musée, mais prévoient plus largement un "complexe de la démocratie". D'après les plans de construction publiés par le quotidien Radikal, ce complexe devrait comprendre : un hôtel avec suites, un héliport, des cafés et des restaurants, un monument aux martyrs de la démocratie, un musée, un centre de conférences et d'expositions.
Les critiques recensées par le quotidien Today's Zaman à l'encontre d'un usage touristique du site de Yassıada sont nombreuses. La veuve et la fille du ministre Polatkan, exécuté en 1961, disent approuver le projet de musée de la démocratie mais s'opposent à ce que "cet endroit de deuil ne devienne un lieu de divertissement". L'ancien ministre de la culture Ertuğrul Günay, qui avait participé à la visite officielle de l'île en 2011, s'oppose également à ce "manque de respect pour la mémoire du DP". L'écrivaine et éditorialiste Nazlı Ilıcak souligne que "65% de l'île ouverts à la construction, c'est trop. Transformer cet endroit en un site touristique nuira à son rôle de lieu symbolique de la démocratie."
Une autre critique pointe du doigt le manque de débat public : le maire des Îles des Princes, Mustafa Farsakoğlu, déclare ne pas avoir été consulté sur l'ouverture à la construction des deux îles, pas plus que les experts ou la société civile : "Cette nouvelle situation va détruire l'équilibre naturel des îles et leur héritage culturel. Nous craignons que cette évolution ne touche les autres îles, Burgaz, Kınalı, Heybeli et Büyükada. Leur surface est constituée à 55% de forêts, et il n'y a pas de place pour d'autres constructions sur les 45% restants."
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 18 juillet 2013
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