Nous continuons notre série consacrée aux grands travaux urbains que le gouvernement de l'AKP (Parti de la justice et du développement) entreprend à Istanbul. La semaine dernière, nous analysions le projet d'un troisième pont pour faire diminuer le trafic. Dans la même optique, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a lancé le percement de deux tunnels sous le Bosphore : Marmaray et Avrasya.
L'idée de percer un tunnel sous le Bosphore n'est pas nouvelle, elle remonte même à 1860. "Marmaray" (rail/voie ferrée de Marmara) est le premier projet qui vient concrétiser cette idée. Il s'agit d'un tunnel long de 13,6 km, dont 1.387 m sous le Bosphore, destiné au transport ferroviaire. Le chantier a commencé le 27 août 2004, il est aujourd'hui presque achevé. L'ouverture de la liaison ferroviaire de 6,5 km entre les rives asiatique (terminus à Söğütlüçeşme) et européenne (terminus à Yedikule) est prévue pour le 29 octobre 2013, les 90 ans de la République.
Il s'agit du tunnel de ce type le plus profond au monde, à 60 m sous la surface. Le contrat de trois milliards d'euros a été confié au groupe japonais Taisei, en coopération avec l'entreprise turque Gama-Nurol. Les mesures de sécurité doivent permettre au tunnel Marmaray, situé à moins de douze miles de la grande faille anatolienne, de résister sans dommage à un séisme de 7,5 sur l'échelle de Richter. Après l'ouverture de la ligne, les trains rouleront à une vitesse de 60 km/h et mettront 18 minutes à traverser le détroit. Haluk Gerçek, professeur à l'Université Technique d'Istanbul, cite des prévisions du nombre quotidien de voyageurs : 1,2 million en 2020, 1,8 million en 2030, ce qui devrait représenter à cette date 25% des traversées entre les deux rives. Le gouvernement s'appuie sur ces éléments pour prévoir une baisse du trafic.
Avrasya : une autoroute sous le Bosphore
Toujours dans l'optique de faire diminuer le trafic urbain, un autre tunnel est prévu. Le projet "Avrasya Tüneli" (Tunnel Eurasie) consiste en une autoroute sous le détroit. Localisé à 1,8 km au sud de Marmaray, cet axe routier devrait relier Kazlıçesme et Göztepe. Les promoteurs du projet mettent en avant les effets du tunnel Avrasya sur la durée de ce trajet en voiture : actuellement de 100 minutes en passant par le pont du Bosphore, elle passerait à 15 minutes.
La construction a été lancée le 26 février 2011, son coût est estimé à 1,1 milliard de dollars. Le ministère des Transports l'a confiée au consortium turco-sud coréen "ATAŞ-Avraysa Tunnel Construction". La gestion du tunnel lui reviendra pour les 26 prochaines années, avant de passer à l'État. Le chantier devrait s'achever en 2015. A cette date, le droit d'entrée pour les voitures sera de 8 livres turques (3,16 euros) et 11 livres turques (4,35 euros) pour les véhicules plus important tels les minibus. L'accès au tunnel sera interdit aux bus et aux camions.
Le développement du réseau ferré
La voie ferrée Marmaray fait l'objet d'un relatif consensus parmi les experts. Orhan Demir, professeur aux universités technique d'Istanbul et Mimar Sinan, trouve particulièrement positif qu'elle encourage les déplacements par rail. Selon les chiffres cités dans le documentaire Ekümenopolis, le pourcentage de ces déplacements dans le total des transports en commun est aujourd'hui à Istanbul de 10%, contre 87% à Paris et 96% à Tokyo. Néanmoins, Haluk Gerçek déplore la localisation choisie pour le percement du tunnel, très au sud de la métropole stambouliote, près de la péninsule historique : "Un point négatif du projet Marmaray est la difficulté qu'il va y avoir à le relier aux lignes de banlieue, qui se développent surtout au nord de la ville. De plus, il va entraîner une pression sur la péninsule historique," explique-t-il au petitjournal.com d'Istanbul.
Inquiétudes pour la péninsule historique
Dans un article paru en 2011, le quotidien Today's Zaman faisait état de critiques similaires à l'endroit du projet de tunnel autoroutier Avrasya. Certains s'inquiètent de ses effets négatifs, en termes de trafic, de pollution et de nouvelles constructions, près de sites classés au patrimoine mondial de l'UNESCO : les mosquées Aya Sofya, Sultanahmet, le palais de Topkapı, la Citerne Basilique... Les opposants au projet citent l'exemple de gratte-ciel bâtis le long d'une route à Zeytinburnu, qui portent atteinte à la silhouette de la péninsule historique.
Le professeur Orhan Demir prévoit un développement similaire autour d'un nouveau réseau routier au cœur même de la péninsule historique, qui sera rendu nécessaire par le tunnel Avrasya : "Le principal problème au niveau du trafic est que les principaux pôles d'emploi et de logements se situent entre les deux premiers ponts. Ce que j'appelle le corridor d'attraction se situe au niveau de Mecidiyeköy, Levent et Ataşehir. Pour relier ces pôles par le tunnel Avrasya, un nouveau trafic va apparaître au sud. Le contournement du trafic des deux ponts va s'effectuer par la péninsule historique, et entraîner la construction d'axes routiers près des sites ou bloquer l'accès à la mer."
Impact sur divers environnement
Dans un rapport daté de mai 2011, la branche stambouliote de la Chambre des Urbanistes pointait les conséquences qu'aurait la construction de gaines de ventilation des deux côtés du tunnel Avrasya, afin d'évacuer le gaz émis par les véhicules. Il est prévu que ces gaines mesurent 5 m de hauteur. Or, selon ce rapport, pour évacuer correctement le gaz émis dans le tunnel, une hauteur de 35 m serait requise. Cela serait très visible aux côtés des monuments et panoramas déjà existants (voir image ci-dessous, qui localise, au niveau de la péninsule historique, en rouge la gaine de 5 m, en marron celle de 35 m). Bien que les craintes concernent aussi un regain de pollution, l'autoroute Avrasya n'a pas fait l'objet d'une étude d'impact environnemental, à la demande en 2007 du ministère de l'Environnement.
Une prise de décision centralisée
A l'origine de ce projet se trouve le raisonnement suivant: la population d'Istanbul va passer de 12 millions en 2007 à 17 millions en 2015 puis 22 millions en 2023. Cela implique plus de trafic sur le Bosphore, d'où la construction de nouvelles infrastructures. La Direction de l'urbanisme de la Municipalité d'Istanbul Métropole ne partage pas cette conclusion dans son "Rapport d'Évaluation du Projet Avrasya". Elle prévoit que le tunnel encouragera les Stambouliotes à davantage utiliser leur voiture dans une ville où le trafic et la pollution sont déjà très importants.
Le projet ne figurait pas dans le plan directeur des transports approuvé par la municipalité en 2009, mais il y a été ajouté par le ministère des Transports en 2011. Jean-François Pérouse, directeur de l'Institut Français à Istanbul, détaille dans un texte consacré aux projets urbains cette centralisation de la part du gouvernement de l'AKP : "La transformation est conduite par le centre politique, pour les intérêts de celui-ci, en court-circuitant les mécanismes locaux de prise de décision et de contrôle." Cela est encore plus le cas pour des projets localisés en dehors d'Istanbul et qui relient la ville au reste du monde, par exemple celui d'un deuxième Bosphore. Ce sera le prochain sujet de notre série.
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) mardi 16 juillet 2013
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