2014 pourrait être l'année la plus chargée en élections que la Turquie ait connue depuis longtemps. Le scénario débattu ces dernières semaines dans la presse turque est celui d'une année à quatre scrutins : élections présidentielle, législatives, locales et référendum constitutionnel. Si plusieurs éléments permettent d'envisager ce scénario, il demeure pour l'instant hypothétique.
Le président Abdullah Gül a été élu le 28 août 2007 pour un septennat. La réforme d'octobre 2007 transformant le mandat présidentiel en un quinquennat ne le concerne donc pas. Il est prévu dans la Constitution turque que l'élection présidentielle a lieu 60 jours avant la fin du mandat, soit en juin 2014. L'importance de ce scrutin est historique : ce sera en effet la première fois qu'un président est élu au suffrage universel direct, et non par une majorité de députés comme par le passé.
Photo Clémentine Gallot/Flickr/CC
Combiner les élections locales et législatives à l'été 2014
Un autre scrutin doit avoir lieu en mars 2014 : il s'agit des élections locales, cinq ans après le renouvellement du 29 mars 2009. Il y a quelques mois, "l'AKP a tenté d'avancer la tenue des élections locales à l'automne 2013, afin que celles-ci ne gênent pas la campagne de la présidentielle", rappelle Jean Marcou, Directeur des Relations Internationales à l'IEP de Grenoble. L'amendement constitutionnel a été rejeté par l'Assemblée du fait de l'opposition des trois autres partis. Suite à la contestation du mouvement Gezi, plusieurs responsables de l'AKP semblent aujourd'hui s'en féliciter. Ils envisageraient dès lors non pas d'avancer mais, selon le quotidien Today's Zaman, de repousser ces élections locales.
Dans cette hypothèse, elles seraient combinées à des élections législatives anticipées. En effet, le prochain renouvellement de l'Assemblée doit avoir lieu en juin 2015. Mais il pourrait être avancé d'un an, en juin 2014. Or, l'article 127 de la Constitution établit que si les élections locales sont prévues un an avant ou après les élections législatives, ce qui serait le cas si ces dernières avaient lieu en juin 2014, les deux élections doivent avoir lieu simultanément. Quels avantages aurait le parti au pouvoir à avancer les législatives en juin 2014 et à les combiner aux élections locales? Ils sont au nombre de trois.
Limiter les pertes aux municipales
Tout d'abord, repousser les élections locales permettrait selon le quotidien Hürriyet Daily News de gagner quelques mois, afin corriger la mauvaise image qui ressort de la gestion de la crise du Gezi Parkı. Ensuite, il est à prévoir que l'AKP ne fasse pas aux municipales un aussi bon score qu'au niveau national, comme l'explique Jean Marcou : "C’est là qu’il a réalisé, jusqu'à présent, ses plus mauvais résultats. Il faut relativiser la sévérité de ce constat du fait que les élections locales sont un scrutin particulier, permettant à beaucoup de formations de se présenter, et aux électeurs de voter plus en fonction de la personnalité des candidats et de leur gestion locale qu’en fonction de leurs étiquette politique." Donc, si ce scénario d'un score inférieur à celui des législatives 2011 venait à se concrétiser pour le parti au pouvoir, ses conséquences seraient amoindries par un succès législatif, et ne remettraient pas en doute sa légitimité électorale.
"Échanger les places" entre maires et députés
Un deuxième élément a trait à la règle interne de l'AKP, qui interdit de se présenter avec l'étiquette du parti à plus de trois élections législatives consécutives. Or, beaucoup de parlementaires AKP membres fondateurs du parti en 2001, arrivent au terme de ces trois mandats, après avoir été élus en 2002, 2007 et 2011. Organiser au même moment les scrutins législatif et locaux offrirait à ces quelques 70 députés ou ministres de pouvoir rester dans le jeu politique, en se portant candidats au niveau municipal. A l'inverse, les maires en place depuis plusieurs mandats pourraient y voir la possibilité d'échapper à une certaine usure du pouvoir en allant siéger à l'Assemblée.
Empêcher une division interne de l'AKP
Un troisième et dernier élément en faveur d'une concentration des élections et d'un "échange des places" concerne le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan : il présiderait aux marchandages auxquels donnerait lieu cette réorganisation du réseau d'élus du parti islamo-conservateur. Il influencerait la composition de la majorité AKP au Parlement, à laquelle pour l'instant une alternative n'est pas encore apparue. Cela le mettrait à l'abri du destins de Turgut Özal ou Suleyman Demirel, lesquels après un certain nombre d'années au pouvoir avaient dû quitter la tête de leur parti au profit de personnalités qui ambitionnaient de leur succéder.
Concentrer les élections permettrait donc au Premier ministre de conjurer en partie l'hypothèse d'une scission interne à l'AKP, son parti. Ce scénario d'une division interne est décrit par Joost Lagendijk, éditorialiste à Today's Zaman, comme "le seul développement qui puisse venir faire concurrence à l'hégémonie qu'exerce le parti sur la scène politique turque : une scission entre une aile Erdoğan et un groupe plus modéré et en faveur de réformes autour de personnes telles le président Gül." En distribuant les postes locaux ou nationaux, le Premier ministre prive ceux qui penseraient s'éloigner de sa ligne d'un vivier d'élus, dont certains occupent actuellement des postes-clé au gouvernement ou au sein de l'AKP.
Le référendum, quatrième scrutin
Une quatrième et dernière consultation pourrait venir s'ajouter à ces trois élections : un référendum constitutionnel sur les articles où il y a consensus au sein de la Commission de Réconciliation Constitutionnelle (voir notre édition du 10 juillet 2013). Un tel référendum est pour l'heure incertain, car il requiert le consentement d'au moins un autre parti que l'AKP. "Le CHP et le MHP veulent rester le plus proche possible de la Constitution actuelle et ne sont pas enthousiastes à l'idée d'un vote, au Parlement ou par voie référendaire, sur un nouveau texte. Mais cela leur sera difficile de refuser un vote sur des articles qu'ils ont approuvés en commission" analyse Joost Lagendijk.
Ces scénarios sont pour l'heure hypothétiques. Dans le cas où le parti au pouvoir voudrait organiser la tenue simultanée de trois élections, il lui faut le déclarer rapidement, après la réouverture du Parlement en octobre puisque la campagne locale commence en décembre. Les différentes combinaisons sont soumises à deux autres aléas : les ambitions personnelles d'Abdullah Gül et de Recep Tayyip Erdoğan, qui pourraient être tous les deux candidats à l'élection présidentielle de juin prochain. Et surtout, l'impact des manifestations récentes sur la prochaine séquence électorale.
"Cet impact est difficile à prédire, note Jean Marcou, notamment parce que ce mouvement inédit échappe aux catégories politiques traditionnelles. Toutefois, on a bien compris que l’AKP entend montrer, lors des prochaines élections, qu’il reste le parti majoritaire et qu’il conserve une légitimité politique indiscutable. Les partis d’opposition vont essayer pour leur part de capitaliser le mécontentement exprimé par le mouvement Gezi. Mais ils auront du mal à le faire car ce dernier conteste l’AKP, mais ne se sent pas mieux représenté par les principales formations d’opposition."
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 17 juillet 2013
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