vendredi 25 mai 2012


Karagöz, théâtre d’ombre et cinéma avant la lettre

Du 3 au 13 mai dernier s’est tenu à Istanbul le Festival international de marionnettes. Depuis maintenant quinze ans, c’est dans la patrie de Karagöz qu’a lieu cette manifestation internationale qui rend hommage à une forme spécifique, mais non mineure, du quatrième art. Karagöz est le nom d’un des personnages principaux du théâtre d’ombre traditionnel turc, et, par extension, de cet art lui-même. Le théâtre, dans son acception commune («pièces de théâtre»), est un phénomène récent dans la culture arabo-musulmane : c’est un art d’importation, venu d’Occident au XIXe siècle. D’autres traditions existaient néanmoins, dont le théâtre de marionnettes, et, singulièrement, le théâtre d’ombre, khayâl al-dhill, littéralement, «spectre de l’ombre». Des ouvrages mentionnent son existence en Iran, en Syrie et en Espagne à partir du XIIe siècle. Il est également attesté en Egypte au XIIIe siècle, trois pièces nous étant parvenues, dues à un certain Muhammad Ibn Daniel, ophtalmologue de son état, détail qui n’est sans doute pas fortuit. C’est de cette même Egypte que viendra Karagöz, «œil noir» ou «œil aveugle», précisément. Le chroniqueur mameluk Ibn Iyâs affirme en effet que l’art du théâtre d’ombre se serait diffusé en Anatolie à la suite de la conquête de l’Egypte par le sultan ottoman Selim Ier en 1517. Son origine première est plus lointaine : l’Inde, Java ou la Chine, par la route maritime de la soie, sur laquelle régnaient en maîtres les marchands musulmans. A l’appui de la thèse indienne, le fait que le personnage de Karagöz soit un Gitan et la prédominance, dans le jargon technique des montreurs d’ombre, des mots d’origine rome, une langue originaire du Rajasthan. Néanmoins la forme du théâtre d’ombre musulman correspond davantage au type chinois.
Karagöz, un Gitan populaire et plein d’esprit
Les montreurs d’ombre, quant à eux, attribuent l’invention de leur art à leur saint patron, cheikh Mehmet Küsteri, qui serait enterré à Bursa, en Anatolie. C’est à tout le moins dans cette région, ainsi que dans la nouvelle province ottomane d’Egypte que fleurira à partir du XVIe siècle l’art du Karagöz, mais aussi ailleurs dans l’Empire, et notamment en Algérie (Karakûz), en Tunisie (Karakûz) et en Grèce (Karagiozis). Il connaîtra son apogée au XVIIe siècle. Il sera encore vivace au début du XXe siècle, avant de pratiquement disparaître avec l’émergence de nouveaux écrans animés : le cinéma et la télévision… Le principe, en effet, n’est pas fondamentalement différent. Derrière une toile de coton blanc rétroéclairée, des silhouettes (tasvir) s’animent, qui racontent une fiction. Faites de cuir fin, elles sont translucides, bleues, vertes, rouges, brunes, jaunes, sortes de scènes de vitraux que met en mouvement le montreur d’ombres (hayali). Il est généralement accompagné par deux musiciens, l’un au ney, l’autre au tambourin. L’intrigue, souvent menue, est ainsi servie par le chant, la musique, ou la poésie. Mais le plus souvent, il s’agit pour le montreur d’amuser les spectateurs réunis à l’occasion des veillées ramadanesques ou de quelque fête privée (circoncision ou mariage, notamment). Karagöz, le Gitan bourru (mais loin d’être stupide) s’oppose à son alter ego Hacivat, le citadin à l’accent si urbain, mais qui est sans doute un peu candide. Autour de ce duo, une kyrielle de personnages qui sont autant de types ottomans : le bucheron anatolien, l’usurier juif, le marin laze... De leurs différences dialectales naissent jeux de mots et quiproquos, qui, des siècles durant, auront amusé les petits et les grands, les princes et les mendiants.
Tunis

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