Le gouvernement de l'AKP (Parti de la justice et du développement) lance une série de grands travaux à Istanbul. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan les a baptisés les çılgın projeler (projets fous). Nous publions à partir de ce mardi une série hebdomadaire consacrée à quatre d'entre eux, en commençant cette semaine par celui dont il a été question dans l'actualité récente : le troisième pont sur le Bosphore.
Le chantier de ce troisième pont a été officiellement lancé le 29 mai dernier, le jour du 560ème anniversaire de la conquête de Constantinople, en présence du Premier ministre et du président de la République Abdullah Gül. Sa construction a été confiée à un consortium turco-italien, IC İçtaş-Astaldi, qui détiendra les droits d'exploitation pendant 12 ans, deux mois et 20 jours avant qu'ils ne passent à l'État. La durée prévue des travaux est de trois ans, le Premier ministre ayant toutefois demandé au consortium de les terminer en deux ans. Leur coût est estimé à 2,5 milliards de dollars (1,9 milliard d'euros). D'une longueur totale de 1.875 mètres le troisième pont comptera 10 axes : deux “quatre voies” et deux voies ferrées au milieu. Le prix du passage a été annoncé autour de trois dollars. Le pont permettra de contourner Istanbul en passant par une autoroute longue de 260 km entre la Thrace orientale et l'Anatolie. Sa localisation est proche de la mer Noire, à la hauteur de Sarıyer/Garipçe sur la rive européenne et de Poyrazköy sur la rive asiatique.
Le ministre des transports Binali Yıldırım a déclaré lors de la cérémonie de lancement des travaux qu'avec sa largeur de 59 mètres “il sera le plus large pont routier au monde. De plus, ses tours latérales d'une hauteur de 322 mètres seront les plus hautes au monde.” Le ministre a ajouté que dès la fin de la construction du pont, le trafic de transit de la région d'Istanbul ainsi que les camions seront redirigés vers lui. “La Turquie perd annuellement trois milliards de livres turques (1,2 milliard d'euros) du fait des coûts de travail et de la surconsommation de carburant sur les ponts.”
De nouvelles zones urbaines au nord d'Istanbul
Actuellement, deux ponts traversent le détroit à Istanbul. Le pont du Bosphore a été achevé en 1973, le pont Fatih Sultan Mehmet en 1988. Deux raisons principales justifient selon le parti au pouvoir la construction d'un troisième pont davantage au nord, dans une zone non-urbanisée. La première est le trafic et les embouteillages quasi-permanents sur les deux premiers ponts. Pour y remédier, l'AKP propose de séparer le trafic urbain quotidien (par exemple de ceux qui se rendent au travail) du trafic de transit en détournant ce dernier vers le troisième pont.
La seconde raison concerne le dynamisme économique qu'apportera le chantier. Çare Olgun Çalışkan, du bureau stambouliote de la chambre des planificateurs urbains, a dirigé la rédaction d'un rapport consacré au troisième pont (d'où sont extraites les cartes présentées ici). Il prévoit que ce projet conduira à la naissance de nouvelles zones urbaines dans la région au nord d'Istanbul. Cela devrait ouvrir aux secteurs de l'immobilier et du bâtiment des marchés dont le montant total est estimé à 350 milliards de dollars (272 milliards d'euros). L'axe de départ de ces constructions serait constitué de l'autoroute qui passera sur le pont.
Une solution aux embouteillages ?
Oktay Ekinci, architecte et journaliste à Cumhuriyet, souligne dans le documentaire Ekümenopolis que du point de vue de l'aménagement, le débat n'est pas centré sur le pont : “Une bande terrestre de 30 km sépare la mer Noire de la mer de Marmara. Pendant longtemps, Istanbul s'est développée sur le tiers le plus au sud de cette bande. Les deux premiers ponts et leurs autoroutes ont ouvert à l'urbanisation le deuxième tiers. Dans le cas du troisième et dernier tiers, ce n'est pas tant le pont qui compte que ses autoroutes.” L'AKP confirme ce point en présentant ces autoroutes comme la solution au problème du trafic stambouliote. Egalement interviewé dans le documentaire Ekümenopolis, Haluk Gerçek, professeur à l'Université Technique d'Istanbul et directeur du plan de transports d'Istanbul en 1996, doute de l'efficacité de cette option : “D'après ses promoteurs, ce projet viendrait à la fois soulager le trafic de la ville et faciliter la circulation de transit. Or un rapport de l'Autorité turque des autoroutes estimait en 2006 la part de ce transit dans les traversées des deux ponts du Bosphore à 2,85% du total.”
Inquiétudes sur l'impact environnemental
Les discussions autour du troisième pont ne se limitent pas à la thématique des transports. Çare Olgun Çalışkan s'appuie sur l'expérience des deux premiers ponts pour prévoir un impact similaire en termes d'urbanisation. Entre 1973 et les années 1990, les quartiers d'Istanbul situés le long des autoroutes partant des deux ponts ont connu une importante croissance urbaine et démographique.
Le quartier de Sultanbeyli sur la rive orientale a par exemple vu sa population augmenter de 2.100% entre 1985 et 1990, contre 23% pour l'ensemble de la population stambouliote sur la même période. Çare Olgun Çalışkan estime à 7,3 millions le nombre de nouveaux habitants potentiels après la construction du pont Yavuz Sultan Selim, ainsi que le troisième pont doit être baptisé. Ses conséquences seront selon lui plus importantes que les deux premiers ponts car il sera édifié à une latitude encore très peu urbanisée.
L'impact environnemental du projet dans les zones naturelles au nord d'Istanbul cristallise les inquiétudes. Selon les opposants au projet, la nouvelle urbanisation générera un surplus de trafic et de pollution. Plusieurs experts pointent du doigt les conséquences en termes de hausse des températures moyennes et de dommages sur les sources d'eau potable et la biodiversité. Le gouvernement a annoncé que 2,5 millions d'arbres allaient être déplacés afin de permettre la construction de l'axe autoroutier. Depuis 1973, la région d'Istanbul a perdu 11.000 hectares de forêt pour laisser la place à des constructions.
S'interroger sur les limites d'Istanbul
Le directeur général de la Doğa Derneği (Association de la Nature), Engin Yılmaz, demande aux autorités dans le quotidien anglophone Today's Zaman de s'interroger sur “jusqu'à quel point elles souhaitent qu'Istanbul et sa population s'agrandissent.” Selon lui, “il est impossible de résoudre les problèmes de trafic par des mesures à Istanbul mais en agissant à Diyarbakır ou dans d'autres provinces d'Anatolie, d'où partent de nombreux migrants, afin d'éliminer les raisons qu'ont ces gens de quitter leur région.”
Çare Olgun Çalışkan souligne lui aussi le besoin d'un équilibre entre la population et les opportunités d'emploi sur chaque rive afin de limiter le nombre de traversées. Il souhaite la fin de l'expansion urbaine vers le nord, le recentrage de la ville selon un axe est-ouest et le développement des transports publics, maritimes et ferroviaires. Sur ce dernier point, l'AKP a lancé un autre de ses “projets fous” : la voie ferrée souterraine Marmaray. Ce sera le prochain sujet de notre série.
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) mardi 9 juillet 2013
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