Tous s'accordent sur le nombre très important de musiciens sur les bords du Bosphore, ainsi que sur la diversité de leur parcours. Can, 28 ans, joue et enseigne la batterie. Il a appris par lui-même, tout en étudiant l'économie. Maintenant il loue un studio, espace indispensable pour donner ses cours. "Beaucoup de musiciens sont en même temps professeurs, de façon régulière ou par intermittence, afin de pouvoir gagner leur vie. Cela est surtout le cas pour des instruments nécessitant peu de matériel, comme la guitare." Si vous lui demandez s'il ne regrette pas de ne pas avoir étudié dans un conservatoire, la réponse est catégorique: "En Turquie, le système d'éducation des arts musicaux n'a pas évolué. Ils ne font qu'étudier la musique classique, pas le rock ou des airs folkloriques."
Eser, 29 ans, joue du trombone dans quatre groupes depuis 2008. Il a étudié au conservatoire d'Istanbul à l'Université Mimar Sinan. Son expérience confirme l'opinion de Can : "Il y a peu de libertés dans les écoles de musique, et pas assez d'espace laissé à la création ou à des styles alternatifs." Aujourd'hui, Eser joue surtout dans des bars et des festivals. Il dit préférer ces derniers : "Les scènes sont plus grandes et la technique mise à notre disposition nous permet de vraiment donner le maximum. Mais ce n'est pas facile d'avoir accès aux festivals, il faut avoir un bon niveau. Et les rivalités sont très fortes en Turquie, plus que dans les autres pays je crois. Tout le monde a besoin d'argent pour vivre, mais cela fait perdre toute notion de respect entre musiciens."
Différences culturelles
Jack (photo de droite), 29 ans, a sur ces questions un regard de yabancı (étranger). Contrebassiste et jouant de divers autres instruments à cordes, il a rejoint la communauté des musiciens stambouliotes il y a deux ans et demi. Pour lui, ce milieu est surtout marqué par les rencontres : "Dans les bars de Taksim où je joue le soir, il y a beaucoup d'échanges. Mes amis turcs ont appris des chansons de swing de la Nouvelle-Orléans par le biais de voyageurs de Berlin, moi-même j'ai découvert tout un répertoire de chansons pour les mariages turcs, les groupes s'entremêlent. En général tout le monde parle un minimum d'anglais. Ce n'est pas rare de voir quatre ou cinq nationalités différentes dans une formation."
Les musiciens turcs peuvent être critiques de leur public. Fırat, 26 ans et joueur entre autres de saxophone dans six groupes différents, l'explique par des raisons culturelles : "En Europe, les gens écoutent véritablement la musique. En Turquie, ce n'est souvent qu'un outil pour la danse ou les cérémonies." Can cite à ce propos son expérience de concerts dans des bars : "Nous écrivons nos chansons et nos mélodies. Mais les gens ne viennent pas pour les écouter. Ils veulent que nous reprenions des tubes connus, la plupart en anglais, pour pouvoir danser dessus. Les seuls qui voudraient connaître ce que nous faisons ce sont les touristes, pas les Turcs." De façon plus générale, explique Fırat, "être musicien est difficile en Turquie car les gens vous voient comme anormal. Vous ne pouvez pas être un bon mari car vous rentrez tard le soir à cause des concerts, et votre revenu n'est pas régulier."
Le regard de l'État sur la musique
Les différences ne sont pas uniquement culturelles. Du point de vue de Jack, une importante différence réside dans le statut accordé au musicien de la part de l'État : "Ici, il n'y a pas de RSA, pas d'allocation au logement ou de statut d'intermittent du spectacle. Pour survivre, les musiciens doivent travailler tous les jours de la semaine, et pas seulement le week-end comme en France. Heureusement, Istanbul a une importante culture de la fête, de la danse et les bars veulent des groupes six jours par semaine. De plus, nous n'avons aucune contrainte légale par rapport aux droits d'auteurs. Si ça nous prend de vouloir jouer une reprise de Manu Chao ou de Kusturica, on peut le faire sans craindre d'être embêtés."
Il est vrai que les régulations pesant sur les musiciens en Turquie sont minimes. "Nous sommes autorisés à jouer ce qu'on veut et comme veut, jusqu'à trois heures du matin, c'est la seule règle. Et ce n'est pas la police mais les Zabıta (policiers municipaux, ndlr) qui s'en chargent", explique Can (photo de gauche). En revanche, l'État fait preuve d'un désintérêt comparable sur le plan des financements : pour Can, "l'AKP pense que la religion et l'économie sont plus importants que l'art." Récemment le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a déclaré vouloir contrôler les pièces financées par le gouvernement et s'interrogeait à propos des investissements publics dans la culture. Du point de vue de Fırat, cela démontre que "nos dirigeants voient les arts comme un enjeu moral et un investissement économique. Bien sûr il n'est pas assez rentable. Le résultat en est qu'à la fin des années 2000 par exemple, suite aux coupes dans les budgets accordés aux orchestres, ces derniers en viennent à demander l'aide de sponsors."
Ailleurs en Turquie
La plupart des musiciens se sont montrés solidaires du mouvement de contestation des dernières semaines, et ce en dépit des nombreux concerts annulés à Beyoğlu. "Ça a été formidable, relate Jack, nous avons joué dans le parc à plusieurs reprises sur la scène près de la fontaine. Certains soirs personne ne jouait, en signe de solidarité avec ce qui arrivait dans d'autres villes, surtout à Ankara."
Les autres villes ? Incontestablement, c'est sur les bords du Bosphore que l'on trouve la plus grande affluence de musiciens en Turquie. Le public, les structures sont là, et la tradition artistique d'Istanbul poussent à cette concentration. Elle est toutefois relative, comme le relève Jack : "Il y a beaucoup de musique sur la côte l'été, de nombreux musiciens d'Istanbul descendent jouer a Kaş, Olympos, Bodrum, Çeşme..." Toutefois, rappelle Can, “en dehors des plus grandes villes du pays – Istanbul, Ankara, Izmir – et Eskişehir, qui a un héritage musical à part, peu de musiciens se produisent en Turquie. C'est surtout vrai dans l'est, où le gouvernement devrait aider à l'épanouissement des arts en ouvrant des lieux de spectacles et des écoles."
Joseph Richard (http://lepetitjournal.com/istanbul) vendredi 12 juillet 2013
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