A. GARDNER, AMNESTY INTERNATIONAL - “La crise s'achèvera lorsque les responsables des violences seront condamnés”
Originaire du Pays de Galles, Andrew Gardner vit à Istanbul depuis dix ans. Chercheur pour Amnesty International il revient pour le petitjournal.com d'Istanbul sur le rôle de l’ONG pendant et après les manifestations qui ont donné lieu à un usage excessif de la violence policière.
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Quel est le rôle d’Amnesty International depuis le début du mouvement contestataire contre le projet du parc Gezi de Taksim?
Andrew Gardner (photo personnelle): Amnesty International a soutenu non pas les manifestants mais leur droit de manifester pacifiquement. Jusqu’ici nous avons trois préoccupations principales : le droit de manifester pacifiquement et librement de ces jeunes gens au parc Gezi a été entièrement nié, sans aucun respect de droits de l’Homme ; l’extrême violence policière utilisée contre les manifestants (notamment le 31 mai et le week-end du 1er juin, le 11 juin, et le week-end dernier) est inacceptable et ce à Istanbul mais aussi à Ankara, Izmir et dans beaucoup d’autres villes de Turquie ; ces abus - ou crimes, si vous préférez - commis pas les officiers de police doivent être exposés devant la justice. Il doit y avoir des enquêtes, des poursuites judiciaires afin de trouver et condamner les responsables. Pour ma part, j’ai observé les manifestations. J’ai assisté à la grosse intervention des forces de l’ordre samedi à 8h30 au Gezi Park. J’ai également parlé aux personnes victimes de ces violences, aux avocats qui défendaient les manifestants détenus, aux médecins qui soignaient les blessés ainsi que le reste de la population civile. Notre rôle est d’essayer de documenter tous ces faits de violence policière, de diffuser ces informations au reste du monde via des communiqués de presse, en parlant aux médias… Le quatrième point sur lequel nous allons aussi devoir nous pencher est de faire en sorte que ces manifestants et les personnes qui les ont soutenues (avocats, médecins, citoyens qui ont ouvert leur porte, ou qui ont écrit sur les médias sociaux) ne soient pas poursuivis en tant que criminels ou terroristes comme l’a promis le gouvernement.
Quelles sont vos sources ?
Nos informations proviennent essentiellement de la société civile (avocats, défenseurs des droits de l’Homme, personnes directement concernées par des violations de leurs droits,...). Nous nous sommes également entretenus avec les autorités étatiques ainsi que le Gouverneur d’Istanbul. Nous avons aussi rencontré le directeur et les membres de l’Ombudsman, une institution créée l’an dernier pour gérer tout ce qui touche aux droits de l’Homme en Turquie. Nous regardons des deux côtés.
L’article 34 de la Constitution stipule que les citoyens turcs ont le droit de manifester pacifiquement sans autorisation préalable…
Oui, dans la loi turque, ce qui est normal pour une démocratie, les citoyens ont le droit de manifester sans autorisation préalable mais doivent fournir une notification. Ce que nous avons constaté, c’est que les autorités turques ont refusé toute forme de manifestation autour de la place Taksim. Pourtant, ce n’est pas au gouvernement de dire aux citoyens quand, contre quoi et où manifester. Et il doit avoir une très bonne raison pour interdire ce genre de rassemblement. Un danger pour la sécurité notamment.
Le gouvernement a justement utilisé cet argument lorsqu’il a interdit les manifestations du 1er mai sous prétexte que la place Taksim était dangereuse à cause du chantier…
Cet argument n’est absolument pas recevable. Nous avons vu que des manifestations pouvaient se tenir à Taksim, avec l’occupation pacifique du parc et de la place avant l’intervention de la police, sans aucun risque. Et il n’y a aucune raison que cela ne puisse continuer. L’argument utilisé lors de l’intervention policière du 11 juin était d’ôter les banderoles “illégales” sur le centre culturel Atatürk et le monument de la République. Ceci n’est pas non plus une raison légitime pour stopper une manifestation et ne peut pas être utilisé pour en interdire d’autres. Lorsqu’avec Amnesty International, nous avons rencontré le Gouverneur d’Istanbul, il a déclaré qu’ils devaient interdire cette manifestation d’une part à cause des drapeaux et banderoles, mais aussi parce que certains des manifestants étaient violents. Effectivement, il y avait de petits groupes d’individus violents et ces personnes-là doivent être poursuivies. Mais vous ne pouvez pas, juste à cause de certaines personnes, interdire à des milliers d’autres de manifester.
Au sujet des arrestations effectuées ces vingt derniers jours, pouvez-vous dire de combien de personnes il s’agit ? Avez-vous un chiffre officiel ?
Non, malheureusement. Lorsque j’ai regardé ce matin, il s’agissait d’environ 300 personnes à Istanbul. Mais d’autres ont été arrêtées aujourd’hui aussi. La situation change très rapidement, donc il est impossible pour l’instant de donner un nombre. Mais selon mes sources, à Ankara, environ 800 personnes ont été arrêtées durant ces trois dernières semaines.
Taksim mardi dernier (photo TQ)
Que sont-elles devenues ?
La plupart de ces détentions ont été assez rapides. Les gens ont été arrêtés puis libérés. Mais ce qu’Amnesty International a observé sur ces arrestations c’est :
- Elles sont arbitraires : les citoyens ont été arrêtés sans raison valable.
- Ces personnes ont été détenues dans des lieux non officiels tels que des bus de police, - voire dans la rue, selon certaines rumeurs. Des endroits où elles n’ont pas eu accès à un avocat.
- Des mauvais traitements : les gens ont été battus dans la rue, dans leur transfert en garde à vue. Beaucoup n’ont eu accès ni à l’eau ni aux toilettes. Et certains vont être poursuivis pour des charges criminelles. Ces personnes-là ont de fortes chances d’être placées en détention provisoire où elles resteront un long moment avant d’être jugées. Bien que la loi ait été modifiée en juillet 2012 là-dessus, elle n’est pas vraiment appliquée.
La durée légale d’une garde à vue en Turquie est-elle bien de quatre jours maximum ?
Elle est de 4 jours maximum selon la loi anti-terroriste. Mais pour maintenir quelqu’un en garde à vue plus de 24 heures, il faut obtenir la permission d’un juge. Et ce, toutes les 24 heures.
Recep Tayyip Erdoğan a affirmé lors de son meeting dimanche que la police ne faisait que son travail en utilisant des gaz lacrymogènes. Est-ce vrai ?
Non ! Ce que nous avons vu dans les rues d’Istanbul, Ankara et dans beaucoup d’autres villes de Turquie va à l’encontre des droits de l’Homme. Techniquement l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, dont la Turquie est signataire, stipule : “Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.” Cela ne signifie pas qu’aucune force ne peut être utilisée par la police contre les citoyens si la situation le requiert. Mais la façon dont le gouvernement a utilisé ces forces dépasse les standards internationaux. Dans les principes fondamentaux des Nations Unies, il est décrit très précisément dans quelles conditions et de quelle façon les forces de l’ordre doivent être utilisées. Le concept de “nécessité” n’est pas du domaine du Premier ministre turc. Il y a certaines raisons définies par ces conventions, et la force excessive utilisée par le gouvernement turc ces derniers jours a déjà été pointée du doigt par les représentants de la Cour européenne. L’usage de la force est nécessaire si la sécurité des individus est en jeu. Mais l’usage de cette force doit être proportionnel aux risques. Ce qui n’a absolument pas été le cas. Par ailleurs, il est clair que cette force excessive n’est pas le fait d’un ou deux officiers de police isolés, qui seraient individuellement responsables de leurs actes. Ceci dure depuis trois semaines et s’est répandu dans toutes les villes où ont eu lieu des affrontements. Les policiers ont reçu des ordres, c’est évident. Dans ce sens, le Premier ministre a raison : les policiers ont simplement fait leur boulot, celui qu’on leur a ordonné de faire. Et sur le long terme, tout cela devra faire l’objet d’une enquête approfondie.
Arrêter des avocats et des médecins était-il légal ?
C’est un déni complet de la liberté d’expression, mais aussi du droit d’exercer leur métier. Durant ces événements, non seulement les lois internationales n’ont pas été respectées mais les lois turques non plus. Normalement ici, il faut suivre une procédure particulière pour arrêter un avocat et cela n’a absolument pas été le cas.
Concernant la situation légale des étrangers arrêtés en Turquie durant les manifestations, quels sont leurs droits ?
Leurs droits sont les mêmes que ceux des citoyens turcs. S’ils ont commis un crime ils doivent être poursuivis, sinon ils doivent être relâchés.
Quels effets les pressions internationales peuvent-elles avoir ?
La Turquie est un pays très connecté au monde extérieur. Avec l’Europe évidemment, mais elle est aussi membre de l’OTAN, du G20. Le gouvernement ne peut pas faire fi de ces pressions. Il est important aussi que les institutions internationales reconnaissent ces violations. Cela doit avoir un effet positif. De dire “voilà ce qui s’est passé, maintenant quelle va être la suite ?” Il va y avoir des poursuites judiciaires, pour éviter que ces abus ne soient répétés. Mais ce n’est pas seulement aux gouvernements ni aux institutions ou ONG de pointer du doigt ces violations. C’est aussi aux individus de créer une solidarité internationale, pour soutenir les droits des citoyens turcs. Nous avons passé les dernières semaines à mobiliser nos militants dans le monde entier pour travailler ensemble à améliorer la situation ici. Et nous allons continuer à le faire. Parce que la crise ne va pas s’achever à la fin des manifestations mais lorsque les responsables des violences policières seront jugés et condamnés.
Est-il possible que ces pressions puissent nourrir la théorie d’un complot international soutenue par le Premier ministre ?
En tant qu’organisation internationale de défense des droits de l’Homme, nous ne faisons pas de politique. La politique, c’est une chose. Mais nous parlons là de violations des droits de milliers de personnes, de milliers de blessés, de centaines qui vont devoir faire face à des poursuites judiciaires… Nous ne pouvons pas les abandonner juste parce qu’il est difficile politiquement de défendre leurs droits. Nous allons donc continuer à faire ce que nous faisons de mieux.
Propos recueillis par Fanny Fontan (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 19 juin 2013
Pour aller plus loin: Turquie : qu'est-il advenu des manifestants d'Istanbul arrêtés par la police
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