jeudi 27 juin 2013

APRÈS LES MANIFESTATIONS – La démocratie des parcs

Depuis que la police a évacué le parc de Taksim, le 15 juin, les manifestants se retrouvent tous les soirs de 21h à minuit dans les autres parcs de la ville, et dans les parcs d'autres villes du pays, pour former des "assemblées". Une façon de continuer à se faire entendre mais aussi une tentative de capitaliser sur l'énergie née à Taksim pour la transformer en une force politique.
Les amis, je vous rappelle les règles : pas de slogans, pas d'applaudissements. Pour approuver, on agite les mains en l'air. Pour protester, on croise les poignets. Chacun a deux minutes pour s'exprimer. Compris ?” Quelque 500 paires de mains s'agitent dans l'amphithéâtre du parc Abbasağa de Besiktas. Depuis que la police a évacué et bloqué l'accès au parc Gezi de Taksim, le 15 juin, 48 parcs d'Istanbul et 26 autres en Turquie accueillent chaque soir dès 21h des "forums" ou "assemblées" d'opposants au gouvernement. “A Gezi, on s'efforçait d'organiser la cohabitation pacifique de milliers de personnes. On agissait au jour le jour", résume Utku, un étudiant en ingénierie. "Dans les parcs, on essaye de transformer cette énergie en une force politique. C'est une expérience de démocratie directe. On est ici pour changer le système, même si ça doit prendre des mois.”
Sur la scène éclairée d'un unique projecteur, les orateurs se succèdent. "Soyez concrets, faites des propositions", encourage le modérateur. "On ne doit pas se séparer, on gagnera à l'usure. Je soutiens l'idée d'un grand rassemblement chaque samedi à 19h pour rendre hommage aux victimes”, commence une jeune femme. Mains en l'air. "Mais est-ce qu'on doit forcément se retrouver à Taksim ? On pourrait alterner : une fois à Taksim, une fois dans un autre endroit menacé par la politique du gouvernement", poursuit-elle. Poignets croisés. "Taksim est partout, la résistance est partout !" proteste une voix dans la pénombre. Le modérateur intervient : "Pas de slogans, pensez aux voisins."
Photo Parkmeclisi
Objectif : les élections locales
Mais ce 24 juin, les esprits sont échauffés. Quelques heures plus tôt, un juge a libéré le policier accusé d'avoir tué d'une balle dans la tête Ethem Sarısülük. Ce manifestant de 26 ans, blessé le 1er juin à Ankara, est mort le 14. Le policier a plaidé la légitime défense et reste libre jusqu'à l'ouverture du procès. "Comment voulez-vous qu'on fasse confiance à la justice ?" soupire Didem Kiriş, 25 ans. L'étudiante en arts du spectacle évoque la promesse du gouvernement de "ne pas toucher" au parc Gezi tant que les procès contre sa destruction n'auront pas abouti.
Sur la scène d'Abbasağa, rares sont ceux qui mentionnent encore les arbres de ce petit parc. "L'objectif, les amis, ce sont les élections locales" de mars 2014, martèle Elif, une architecte, comme beaucoup de ceux qui prennent le micro. "Il faut que l'un de nous gagne la mairie d'Istanbul. Pourquoi ne pas fonder un parti et présenter un candidat ?" propose-t-elle. Réaction mitigée du public. "On n'a pas le temps de fonder un parti ou de choisir un candidat", observe Kerem, chercheur à l'université technique d'Istanbul. "On devrait plutôt rédiger un programme avec des demandes concrètes et le faire accepter par l'un des partis d'opposition. Ni ONG ni parti politique, constituons un front démocratique !" s'emballe-t-il, sous les applaudissements muets de l'audience et sous les regards de bronze des douze statues d'intellectuels plantées autour de l'amphithéâtre.
Ne pas être élitistes”
Fatigués par plus de trois semaines de contestation mais pas à court d'humour, les manifestants couvrent les bouches des statues de masques en tissu, protections rudimentaires contre les gaz lacrymogènes. "On devra peut-être les emprunter bientôt", plaisante Ersin, 28 ans. Certains des participants photographient la scène avec leur téléphone, puis partagent sur Twitter ou Facebook. "Sans les réseaux sociaux, notre mouvement n'en serait jamais arrivé là. On les utilise désormais pour annoncer les forums, partager les compte-rendus de chaque forum, lancer des appels à la mobilisation... Pas étonnant que le gouvernement veuille encadrer l'usage des réseaux sociaux", observe le jeune homme.
"Internet, c'est bien, mais il faut essayer de convaincre ceux qui ne pensent pas comme nous de participer aux forums", insiste un homme à la moustache blanche, qui dit avoir 58 ans. "Croyez-en mon expérience de vieux manifestant: la politique n'est pas un hobby, c'est une lutte de tous les jours pour convaincre. Dans les bus, dans la rue... sans insulter, sans mépriser, parlez !" Un grand gaillard le remercie. "Il faut se garder d'être élitistes et d'accuser les partisans de l'AKP (Parti de la justice et du développement, ndlr) d'être des villageois arriérés dont le gouvernement achèterait les voix avec des pâtes et du charbon au moment des élections. La Turquie mérite mieux que ces jeux mesquins. Elle mérite une vraie démocratie. Je veux croire qu'elle est en train de naître dans ces parcs." Il est 23h10. Le public applaudit à tout rompre.
Anne Andlauer (http://lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 27 juin 2013

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