lundi 16 juillet 2012

LE REVEIL DU KURDISTAN IMAGINAIRE: pour aider à comprendre le problème


Ismail Besikçi, « Hayali Kürdistan »'ın Dirilisi, Istanbul, Aram, 1998, 151 p.
Hayali Kürdistan'ın dirilisi détail
Ismail Besikçi (né en 1939) est un des intellectuels centraux de la période que j'observe, les années 1990 ; mais il n'est pas ce qu'on appelle un intellectuel « en vue », fréquentant les colloques, écrivant pour les journaux et revues... car il est bien souvent en prison. Lorsqu'il apparaît dans les journaux, au contraire, c'est en général parce qu'il lui est arrivé quelque chose de désagréable ; il a en effet passé beaucoup de temps en prison.
La décennies 1990 est marquée par une intensification progressive de la guerre entre l'armée turque et la rébellion kurde, et l'histoire politique et militaire de la période atteint son apogée en 1999, lors de l'enlèvement du chef de la rébellion et du PKK, Abdullah Öcalan dit Apo.
Le titre du livre d'Ismail Besikçi, « Hayali Kürdistan »'ın dirilisi –c'est-à-dire Le Réveil du « Kurdistan imaginaire »- fait référence à une caricature publiée dans Milliyet68 ans plus tôt, et qui a été reproduite en couverture : elle représente une sépulture, localisée à Agrı, dans l'est du pays, non loin du mont Ararat ; la pierre tombale indique : « Ci-gît le Kurdistan imaginaire ». Une référence à une période de répression atroce contre le mouvement kurde, et qui souligne, justement, la continuité de la répression depuis les débuts de la république, alors que, durant la guerre de libération (1919-1922), la propagande kémaliste promettait des droits pour les Kurdes « dès qu'on en aurait fini avec les gavur(infidèles) ».
Un des éléments qui donnent leur force aux travaux d'Ismail Besikçi sur le Kurdistan est que lui-même n'est pas kurde : il ne se livre pas à une défense de son peuple, il défend simplement la survie de la Turquie et de tous ses habitants, en tant que communauté nationale, gravement menacée par le refus des autorités de reconnaître la réalité kurde. Lorsqu'il a des ennuis avec la justice, il n'a donc aucune circonstance atténuante, ce qui est le cas également de Pınar Selek.
Certes, c'est un livre militant, souvent empreint d'un ton de redondance imprécatoire, avec des formules qui reviennent comme des slogans, telle « Kürdistan'ın bölünmesi, parçalanması ve paylasılması - La division, la balkanisation, le partage du Kurdistan ».
Besikçi retrace donc les racines du mal, qu'il faut chercher dans un passé déjà bien trop long. La révolte de 1925 a été écrasée si durement, puis le soulèvement du Dersim (1938) écrasé avec une telle sauvagerie, que l'Etat turc a connu « la paix » pendant quinze à vingt ans. Une génération avait été brisée, il a fallu que les forces se refassent. La mobilisation avait repris après la guerre mondiale. Mais après le coup d'Etat de 1960, la politique d’assimilation des Kurdes, et de négation de leur identité, s'est renforcée. Malgré cela, 1965 voit la naissance du Türkiye Kürdistan Demokrat Partisi(Parti démocrate du Kurdistan de Turquie), en 1967 l'organisation de « meetings de l'est » (Dogu Mitingleri), et de 1969 à 1971, la diffusion des Devrimci Dogu Kültür Ocakları (Foyers culturels révolutionnaires de l'est). Cette renaissance aurait motivé, selon Ismail Besikçi, le coup d'Etat de 1971 et les années sous loi martiale qui ont suivi. Mais, malgré les procès contre les organisations kurdes, c'est en 1978 que le PKK a été fondé au village de Fis (Lice) par une vingtaine de personnes parmi lesquelles des Dersimli : ainsi se transmettait la mémoire de la grande répression de 1938. La guerre contre le Dersim ayant été opérée par l'armée de la république, il allait de soi que le mouvement kurde couperait avec l'idéologie kémaliste.
En réaction, c'est à cette époque que l'Etat a mobilisé des universitaires, commis pour « démontrer » que les Kurdes étaient simplement une branche de la famille des Turcs, et que la langue kurde n'existait pas : la fameuse « thèse turque d'histoire » (Türk Tarih Tezi) et la « théorie solaire de la langue » (Günes-Dil Teorisi) imaginées par Atatürk ont à nouveau servi. De nombreux « travaux scientifiques » ont été publiés par des organisme d'Etat ou para-étatiques, dont je fais mention dans un texte disponible sur ce site (lien). Moins de dix ans après l'intervention militaire de 1971, le mouvement kurde serait, à nouveau, l'une des causes principales du coup d'Etat de 1980.
Ismail Besikçi dénonce la négation de l'identité kurde, et les armes de la répression. L'article 142 du code pénal qui prévalait avant 2004 prévoyait un délit de « tentative d'affaiblissement du sentiment national turc » ; il était évidemment très facile de l'utiliser comme arme répressive. Et l'article 143 punissait « le racisme », chose louable en théorie, mais le délit est retourné contre les Kurdes, qui, en s'affirmant tels, seraient coupables de racisme anti-turc ! On sait qu'au cours des décennies précédentes, l'ensemble des noms de lieu kurdes ont été turquifiés ; aussi, continuer d'utiliser les toponymes kurdes relèverait de l'article 142, car cela reviendrait à émettre un jugement péjoratif sur les Turcs (Türkleri küçük düsünmek).
Lorsque paraît le livre de Besikçi, la guerre est à son maximum, les ravages s'en font sentir jusque dans les grandes villes, ne serait-ce que par les exodes qu'elle provoque. Besikçi s’attarde avec raison sur le système des « protecteurs de villages » (korucu). Les autorités un choix impossible aux villageois : ou bien ils se plient au système des milices dekorucuet deviennent la cible des rebelles ; ou bien ils refusent, et on leur donne cinq jours pour évacuer le village ; sinon, ils sont considérés comme rebelles. L'efficacité du système repose sur ce chantage, et sur l'appui qu'il prend sur les tribus, dont les chefs redistribuent prébendes et avantages de toutes sortes, qui deviennent à leur tour la base de trafics (drogue et armes). Le bilan, en 1998, est terrible : au moins 2500 villages ont été évacués et/ou détruits. Beaucoup d 'autres ont été soumis à un blocus alimentaire, méthode qui avait été utilisée à Chypre contre les Chypriotes turcs entre 1964 et 1974 par les activistes grecs de l'EOKA ; les méthodes de guerre se transmettent à l'ennemi, c'est bien connu.
Ismail Besikçi en veut beaucoup aux politiques, d'où ses ennuis interminables. A plusieurs reprises (pp. 47 et 104 par exemple) il énumère les politiciens dont le discours est double : « Nous sommes frères, nous sommes comme les os et les muscles » mais refusent en même temps l'instauration de l'enseignement en kurde, de chaînes de radio et télévision en kurde. Sur sa liste des politiciens hypocrites figurent tant Bülent Ecevit (gauche modérée) qu'Alparsan Türkes (extrême-droite), Mümtaz Soysal, Süleyman Demirel, Nusret Demiral, Yetka Güngör Özden, acharné gardien du temple kémaliste qui à cette époque préside la cour constitutionnelle. Ni l'Assemblée, ni les partis, ni le gouvernement, à l'époque où écrit Besikçi, n'interviennent ou ne travaillent réellement pour un règlement de problème kurde. Au contraire, certaines dispositions d'une loi de 1913, la Memurin Muhakemati Usulü Kanunuont été reprises par la loi n° 657 sur les fonctionnaires de l'Etat (Devlet Personel Yasası), qui préconise la « compréhension » des juges en cas d'assassinat de Kurdes par des policiers, militaires, gendarmes...
Dès la première page du livre, Besikçi signale qu'en été 1970, les membres des Komando Harekatı (troupes de choc) pratiquaient une torture psychologique consistant à faire promener un homme nu, attaché par la verge, à travers le village, de préférence par ses propres petits-fils. Plusieurs fois, il revient sur ce fait, en insistant : ceux qui ont pris les armes à partir de 1984 sont les enfants qui ont vu leurs parents ou grands-parents subir cette infâme humiliation.
Cette méthode a été pratiquée par l'armée française en Algérie. Comment un militaire, un politicien, un administrateur, peut-il être assez stupide pour croire que de telles méthodes vont amener la pacification ou mener à la victoire ? De telles méthodes ne peuvent qu'alimenter la révolte, pendant des générations, comme le souligne Ismail Besikçi, qui, uniquement pour ses écrits,a été emprisonné huit fois, pour une durée totale de 17 ans.
Pour autant que je sache, ce livre est épuisé, mais il est intégralement sur Internet, à cette adresse :

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