Ali Öz est un photojournaliste turc qui a longtemps collaboré avec les plus grands groupes de presse turcs et étrangers. Il a d’ailleurs été plusieurs fois récompensé. En mars dernier, il publiait un recueil de photographies sur le quartier Tarlabaʂı, d’Istanbul, intitulé “Ayıp Şehir” (Ville honteuse). Et ce afin de témoigner du sort de ses habitants, expulsés de chez eux suite à un projet urbain de rénovation. Ses photos sont certainement les meilleurs clichés que l’on puisse trouver sur la réalité de ces stambouliotes marginalisés. Ali Öz a accepté de se confier au petitjournal.com d’Istanbul.
lepetitjournal.com d’Istanbul: Lorsque l’on entre sur votre site internet on tombe sur l’une de vos citations : "Insan açliga katlanabiliyor ama sevgisizliğe, tutkusuzluğa ve amaçsızlığa katlanamıyor. Benim de insan sevgimin odaklandığı en dolaysız ve somut bir sesleniş aracı oldu fotoğraf sanatı” (“L’être humain est capable d’endurer la faim, mais pas sans amour, ni passion, ni but. Mon amour des humains s’est fixé sur l’Art de la photographie, et c’est devenu pour moi le moyen le plus indirect et concret d’attirer l’attention”). Pouvez-vous l’expliquer ?
Ali Öz (photo personnelle): Cette phrase correspond à ma philosophie de vie. Je l’ai prononcée pour la première fois dans les années 80, lorsque j’étais encore étudiant. Depuis, j’ai continué à vivre en suivant ce principe. J’ai suivi des études de journalisme et de politique sociale. C’est comme ça que j’en suis venu à la photographie.
Quels sont les clichés qui vous ont le plus marqués ?
A l’époque il y a deux photographes qui m’ont vraiment impressionné. Robert Capa pour sa couverture de la guerre du Vietnam et sa photographie d’une exécution, et Nick Ut pour sa photo de la jeune fille qui fuit une bombe de napalm. C’est là que j’ai commencé à croire que la photographie ne mentait pas.
Vous avez travaillé comme photojournaliste pour la presse turque et étrangère. Pourquoi avez-vous arrêté ?
J’ai effectivement travaillé pour la presse pendant vingt ans. Cela fait maintenant dix ans que j’ai arrêté, et deux ans que je me consacre à ce livre. Selon moi, dans les années où je travaillais comme photojournaliste, nous avions la chance de pouvoir utiliser les photos que nous prenions. Mais depuis 2011-2012, ce n’est plus le cas. Je ne peux donc plus parler de presse, parce que les directeurs de publication et rédacteurs en chef ne veulent plus publier les photos que nous prenons, comme nous les prenons. Et je suis donc content de ne plus travailler pour eux. J’ai la réputation d’être fou et agressif. Les histoires de ma folie sont sans fin (rires), mais je peux en raconter une.
J’ai travaillé pendant sept ans pour le magazine Tempo. Je voulais photographier les “mères du samedi” (qui manifestent chaque samedi devant le lycée Galatasaray, ndlr) mais mes employeurs refusaient. J’y suis quand même allé chaque semaine pour les prendre en photo. Mon chef n’arrêtait pas de crier : “Je ne veux plus de ces clichés de femmes horribles, arrête de les prendre et de les ramener !”. Mais cette semaine-là, j’avais pris une image vraiment forte et il n’a pas pu faire autrement que de la publier. Je travaillais là-bas comme rédacteur et photographe. Je gagnais bien ma vie. Mais je n’en avais rien à faire l’argent et j’ai démissionné sans même me retourner. Une vie simple rend plus fort.
Comment avez-vous commencé à photographier les habitants de Tarlabaʂı ?
Il y a trente ans, j’ai vécu environ six mois à Tarlabaʂı. En 1989, il y avait déjà des démolitions et des grèves, et je les avais aussi photographiées. Dans ces années-là, le reportage le plus important que j’ai fait concernait les dealers d’héroïne de Tarlabaʂı. C’était en 1995, et cela a été publié sur huit pages. J’ai vu la police se faire corrompre et j’ai écrit dessus. J’ai également réalisé un reportage sur une pièce de théâtre nommée “X Flats”, dirigée par un metteur en scène allemand. Mais il ne me laissait pas prendre de photos. Heureusement, une jeune fille m’avait donné son pass et j’ai pu entrer dans le théâtre et photographier ce que je voulais. La pièce racontait tellement Tarlabaʂı (la mafia, les travestis…). Cela m’a beaucoup aidé à comprendre et réaliser à quoi ressemblait la vie dans ce quartier. Il y a un peu plus de deux ans, alors que je me promenais dans les rues de Tarlabaʂı, j’ai entendu parler du projet de démolition. Soudain j’ai pris conscience de l’aspect coloré et multiculturel de ce quartier. Et comme un réflexe de photojournaliste, j’ai réalisé que je devais immortaliser ça pour le futur, témoigner de cette réalité.
Comment avez-vous réussi à pénétrer dans l’intimité des habitants ?
Ce n’était pas évident au début. J’hésitais à les photographier, et ils hésitaient également à me laisser faire. Mais je passais tellement de temps là-bas qu’à la fin ils en avaient marre et ils me disaient “Bon tu m’énerves, allez c’est bon, viens, entre !”. Et c’est comme ça que pendant deux ans, j’ai presque vécu avec eux. Lorsque mes photos ont commencé à être connues, beaucoup de jeunes photographes m’ont alors contacté en me demandant s’ils pouvaient m’accompagner. Ils venaient un jour mais ne revenaient pas le lendemain. Ils voulaient tout, et tout de suite, sans effort. Alors que moi je considérais ça comme un vrai travail. J’y étais tous les jours sans exception, de 9 h à minuit. J’ai partagé de véritables bons moments avec les habitants. Et aussi des plus dramatiques. Parfois, l’hiver alors que je prenais des photos, je voyais les travestis qui étaient obligés de travailler dans le froid, la neige. Lorsque je rentrais chez moi, au chaud, il m’est arrivé de me jeter sur mon lit et d’enfouir ma tête dans un oreiller pour pleurer. Ce qui me faisait continuer, c’était le sentiment de leur être utile.
Pourquoi avoir décidé de publier vos photographies sur Facebook ?
Je sentais également que je devais faire quelque chose pour ces habitants. Mais cela n’intéressait pas la presse. J’ai alors commencé à publier mes photos sur mon compte Facebook. Cela m’attristait que personne ne se soucie du sort de ces gens. Je me suis demandé comment faire pour les attirer. Les sujets sérieux n’intéressent pas. J’ai donc décidé de photographier la vie nocturne du quartier, les bars à travestis … Et cela a fait l’effet d’une bombe. Sûrement parce que j’ai touché à la culture populaire. A partir de là, tout est allé très vite.
Comment est né votre livre “Ayıp Şehir” ?
J’ai dû verrouiller l’album de Tarlabaʂı sur Facebook parce qu’on volait mes photos. Notamment l’équipe de la série télé “Kayıp Şehir” qui s’en servait carrément pour constituer des dossiers. Un magazine m’a aussi proposé d’acheter tous mes clichés pour une somme ridicule (500 TL) et je les ai gentiment envoyé paître. Des amis m’on alors conseillé de faire une exposition. Mais ni eux ni moi n’avions d’argent. Uğur Varlı m’a proposé de financer l’impression des photos et nous les avons exposées en octobre 2012 dans la galerie Tüyap d’Istanbul. J’avais également des supports multimédias (30.000 photos et 10 heures d’enregistrement sonore). Et là aussi cela a fait l’effet d’une bombe. Et l’expo a ensuite tourné dans plusieurs villes de Turquie (Adana, Ankara, Izmir…). Nous avons alors décidé de publier les photographies dans un livre. J’ai trouvé un sponsor : Yurtiçi Kargo. Le collectif Fotografevi m’a également soutenu et j’ai financé le reste avec l’argent que je n’avais pas (rires). Nous avons imprimé 1.500 exemplaires, qui sont vendus à 40 TL dans la plupart des librairies. Je réinvestis l’argent dans un autre livre de photos en création : un documentaire sur l’histoire de la vie politique turque. Au final, tout ce travail m’a épuisé, mais cela valait le coup.
Pourquoi ce titre ?
C’est mon ami Uğur Varlı qui me l’a suggéré. Au début je refusais parce que j’avais peur que les habitants de Tarlabaʂı le prennent mal, comme ils sont sensibles. Je ne voulais pas qu’ils aient honte, juste montrer ce qu’ils vivent. Mais je n’ai pas eu le choix comme c’était le nom de l’exposition. Finalement, les gens ont compris que ce n’était pas par rapport aux habitants mais que je critiquais l’attitude du gouvernement envers eux.
Comment pensez-vous avoir aidé les habitants avec ce livre ?
Je ne suis évidemment pas un magicien, le projet urbain tient toujours et mon livre n’a rien changé là-dessus. Je ne suis qu’un photojournaliste et je ne peux pas changer les choses que je ne veux pas. Mais il faut considérer ce livre comme un document. Dans dix ans Tarlabaʂı ressemblera à Niʂantaʂı, un genre de Champs-Elysées. Mes photos servent à ce que les gens réalisent ce qui s’est passé et s’en souviennent. Après mon exposition, certaines petites choses ont quand même changé dans le quartier. Comme les habitants étaient expulsés, les chats et les chiens mourraient de faim. Certaines personnes, sensibilisées par mes photos, ont alors lancé une campagne demandant aux résidents qui étaient encore là d’au moins mettre un peu d’eau devant leur porte. Et d’autres personnes ont commencé à venir donner des vêtements aux enfants.
Au sujet des manifestations et affrontements qui se déroulent ces derniers jours, pensez-vous que les habitants du quartier de Tarlabaʂı en profitent pour se révolter contre le projet de gentrification qui les concerne ?
Je ne pense pas qu’ils le fassent consciemment, ce n’est pas pour eux une question d’arbres ou de verdure en tout cas, bien sûr. Mais je pense qu’effectivement ils attendaient un prétexte pour se révolter parce qu’ils vivent en enfer. Leur quartier est détruit en grande partie, la municipalité ne ramasse même plus les déchets. Ils vivent au milieu d’une montagne de poubelles, qu’ils entassent désormais derrière les échafaudages. Ils se rebellent contre leurs conditions de vie.
En tant que photojournaliste, que pensez-vous justement de la façon dont les médias turcs ont couvert les événements de ces derniers jours ?
Comme je le disais en ce début d’interview, il n’y a plus de presse en Turquie. Le gouvernement utilise les médias pour faire la publicité des entreprises etc, pas pour tenir des propos contre lui-même évidemment. La presse agit en ce moment comme si rien ne se passait. C’est d’ailleurs pourquoi les manifestants ont incendié les véhicules des chaînes de télévision. C’est simple, on peut résumer la couverture des événements récents par les médias turcs en un mot : la peur. La peur du gouvernement, bien sûr.
Propos recueillis par Fanny Fontan (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 5 juin 2013
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