mardi 26 février 2013

Les islams de Turquie


ENTRETIEN AVEC ÉLISE MASSICARD – 

Élise Massicard est pensionnaire scientifique spécialisée en sociologie politique à l’IFEA, directrice de l’OVIPOT (Observatoire de la Vie Politique Turque) et corédactrice en chef du blog de l’Observatoire. Au cours d’un entretien, elle a accepté de nous éclairer sur les différents islams présents et pratiqués en Turquie.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : On entend souvent dire que la population turque compte 99% de musulmans. Que vous inspire cette réflexion ?
Élise Massicard (photo FF): Cette assertion met l’accent sur le faible poids démographique des groupes non-musulmans reconnus comme tels. Elle n’est pas fausse, mais elle donne l’impression d’un pays religieusement homogène. Or, l’islam de Turquie est divers et foisonnant, et cette diversité est parfois aussi divergence.
Pour parler des différents islams de Turquie doit-on employer les termes de “branches de l’islam”, “formes d’islam”, “écoles coraniques” ?
Je préfère parler de “formes d’islam”, ou des “différents islams”. Même ces termes sont trop restrictifs parce que, par exemple, au sujet de l’alévisme, l’appartenance à l’islam est controversée.
Quels sont les différents islams de Turquie ?
Le sunnisme :
- l’islam majoritaire est issu de l’école coranique hanafite. C’est aussi le cas de l’islam porté par les institutions d’Etat – celui qui est enseigné à l’école, dans les mosquées, correspond au calendrier national etc. – l’islam “officiel” en quelque sorte,même s’il n’est pas assumé comme tel puisqu’il n’y a pas de religion d’Etat. Il se veut moderniste, rationaliste et national. Pourtant, les imams sont des fonctionnaires, nommés par le Diyanet (Direction des affaires religieuses, ndlr). S’il ne couvre pas l’ensemble de la population turque, il reste le courant majoritaire.
- l’islam issu de l’école coranique chaféite, n’est pas aussi répandu. Mais les différences avec l’école hanafite ne sont pas énormes (le nombre de jours du bayram,…).
Dans un autre ordre de distinction, l’islam de Turquie est marqué par une grande importance des confréries. Plusieurs groupes confrériques traditionnels et néo-confréries se rattachent au sunnisme :
- Dans les confréries traditionnelles, on compte les Nakshibendi, les Kadiris, les Rifa’i… Elles sont caractérisées par l’initiation, des pratiques mystiques et pour certaines, extatiques (musique, danse).
- Les néo-confréries, comme les Nurcu et les Fethullaçı, sont généralement issues des confréries traditionnelles, mais elles sont plus récentes. Leurs pratiques sont moins mystiques, moins extatiques. Ces groupes se réunissent autour de lectures de textes et sont très impliqués dans des activités éducatives et culturelles, mais aussi dans les médias. Leur influence est importante. Pour les Fethullahçı, par exemple, on pense qu’ils sont plusieurs millions d’adeptes.
Le chiisme :
- Le chiisme azéri, dit djafari, concerne entre 1 et 1,5 million de personnes, issues pour la plupart du nord-est de la Turquie (Kars). Il s’apparente à celui de l’Iran, c’est-à-dire duodécimain.
- Le rapport à l’islam de l’alévisme est, quant à lui, controversé. Le lien à l’islam chiite tient notamment à des pratiques dont la vénération d’Ali et des 12 imams, ainsi que le jeûne du Muharrem. Mais dans le culte alévi, il y a aussi des éléments que l’on a du mal à rattacher à l’islam comme par exemple les dignitaires religieux, ici héréditaires. Quant aux femmes, leur place est souvent idéalisée dans l’alévisme et ce rapport égalitaire ne se vérifie pas toujours. Les groupes alévis sont diversifiés – ceux de l’Est sont plus conservateurs, d’autres pratiquent le culte commun aux hommes et aux femmes. Mais dans l’ensemble, elles sont moins voilées que les sunnites, et le divorce est interdit (ce qui peut-être interprété de manière positive ou non). Les alévis refusent les cinq piliers de l’islam : ils ne jeûnent pas pour Ramadan mais pour Muharrem et ne prient pas dans les mosquées, car ils considèrent que la prière doit être intérieure. Pour eux, le Coran tel qu’on le connaît a été modifié et son interprétation est discutable. Ils ont un rapport plus ésotérique envers le Coran, moins “à la lettre”. Ils sont en majorité turcophones, mais on compte aussi beaucoup de kurdophones, et un petit groupe est arabophone alaouite (plus proche de la Syrie, le sud et la Cilicie) – leur culte se rapproche de celui des Alaouites de Syrie. Avant l’exode rural, c’est-à-dire dans les années 1960, les alévis n’avaient pas vraiment de lieu de culte différencié ; d’ailleurs, ils ne suivent pas nécessairement le principe d’une cérémonie hebdomadaire. Comme leur religion était clandestine, leurs rassemblements se déroulaient dans de grandes maisons à l’abri des regards. Aujourd’hui encore les cemevi, qui entre-temps ont fleuri dans les grandes villes, ne sont pas reconnus comme des lieux de culte. Ils ont donc le simple statut d’association. En règle générale, les alévis sont considérés par les autorités comme des musulmans “égarés” qui devraient fréquenter les mosquées, même si on leur reconnait quelques spécificités uniquement sur le plan culturel. Le diyanet se donne pour mission de les remettre sur la bonne voie, ce que la majorité des alévis perçoit comme de l’“assimilation”.
Qu’en est-il des salafistes, soi-disant à la conquête du monde musulman ?
Il existe en effet en Turquie des fondamentalistes proches d’Al-Qaïda, mais ils sont peu nombreux et leur influence est très limitée. En outre, le Diyanet veille sur les publications à caractère religieux.
A quels partis politiques peut-on associer ces différents groupes religieux ?
On ne peut pas faire d’association directe. La plupart des groupes religieux sont proches de l’AKP. Y compris pour les Fethullaçı mais leur rapport à l’AKP est changeant, dans le temps et dans l’espace. S’il ne faut pas généraliser, les alévis seraient plus proches du CHP ou, dernièrement, du BDP, suite à l’ouverture du parti vers les “groupes opprimées”.
Pourquoi qualifie-t-on le gouvernement actuel d’ “islamiste modéré” ?
Les observateurs extérieurs le qualifient comme tel pour prendre acte de l’aggiornamento et différencier l’AKP des partis islamistes traditionnels. Mais l’AKP refuse cette dénomination. L’enjeu de dénomination est important en termes de légitimité. A mon sens, l’AKP est une coalition. Au sein du parti, la question religieuse est controversée. Certains sont libéraux, d’autres islamistes, parfois les deux. Quoi qu’il en soit, le terme “islamiste modéré” est réducteur.
Propos recueillis par Fanny Fontan (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 26 février 2013
Pour aller plus loin :
- Définition du sunnisme, de l’hanafisme et du chiisme
Élise Massicard :
L'autre Turquie: le mouvement aléviste et ses territoires, PUF, 2005 (Traduction en turc : Türkiye’den Avrupa’ya Alevi hareketinin siyasallaşması, İletişim, Istanbul, 2007.)
L'islamisme turc à l'épreuve du pouvoir municipal, Production d'espaces, pratiques de gouvernement et gestion des sociétés locales, Critique internationale, 2009/1 n° 42, p. 21-38.
Thierry Zarcone :
La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004
Le soufisme, voie mystique de l’islam, Gallimard, 2009
Secret et sociétés secrètes en Islam : Turquie, Iran et Asie Centrale, XIXe – XXe siècles, Franc-maçonnerie, carboneria et confréries soufies, Archè, 2002

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire