mardi 30 octobre 2012

Tensions dans les rues d’Antioche


25 octobre 2012 LIBERATION
  • Par Tarik Yildiz Chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa)
Connue pour sa paisibilité, la vieille ville d’Antioche est sous pression. Située en Turquie, proche de la frontière syrienne, la ville est souvent montrée en exemple pour la tolérance de ses habitants et son caractère laïc. Eglise, synagogue et mosquée se côtoient dans la région où se situe le seul village arménien de Turquie. Fidèles des diverses religions et non-croyants cohabitent dans cette zone du monde habituée aux conflits interreligieux.
Depuis peu, les célèbres vents d’Antioche ne sont plus les seuls à secouer la ville. En effet, la guerre en Syrie modifie le comportement des habitants. Le gouvernement turc accueille réfugiés syriens et militants islamistes qui font peur aux communautés de la ville : alaouite, chrétienne, sunnite turque, juive… Se promenant en djellabas avec de longues barbes, réfugiés syriens et militants sont perçus comme des fanatiques imposant le fait religieux dans la sphère publique.
Parfois armés, affichant leurs convictions religieuses, ces derniers ne sont pas tous syriens. Des hommes de plus en plus nombreux venus d’autres pays arabes ou musulmans sont aussi à Antioche : les habitants sont persuadés qu’il s’agit de jihadistes ayant pour but d’anéantir les minorités religieuses et les musulmans modérés. D’abord en Syrie mais aussi en Turquie.
Des bagarres ont éclaté depuis que la présence des réfugiés se fait sentir dans le centre-ville et certains villages. Les conflits sont retranscrits dans la presse et attisent la nervosité dans la cité. Dernièrement, des réfugiés ont refusé de payer un chauffeur de «dolmus», sorte de taxi collectif, en affirmant qu’ils avaient été invités en Turquie par le Premier ministre. Un violent affrontement s’en est suivi jusqu’à ce que la gendarmerie intervienne. Ces événements alimentent les conversations dans la ville qui ne parle plus que de la guerre et du danger salafiste.
Les hôpitaux sont le théâtre de tensions. Certains ressortissants des pays arabes refusent les soins du personnel du sexe opposé et de médecins alaouites. Une grande partie des habitants d’Antioche étant arabophones, les échanges verbaux sont facilités, les insultes comprises et les bagarres fréquentes entre réfugiés et membres du personnel.
La tension dans la ville se traduit aussi par la présence d’étrangers à l’apparence diplomatique venant de pays plus ou moins impliqués dans le conflit syrien. Restaurants et hôtels luxueux accueillent ces hommes qui font des séjours réguliers. Les habitants ont l’impression que leur ville est devenue une base logistique pour salafistes et diplomates du golfe, Arabie Saoudite et Qatar en tête, avec la bénédiction du gouvernement turc.
Le risque d’un repli identitaire à Antioche, dégât collatéral de la guerre en Syrie et de la politique gouvernementale de l’AKP (parti de la justice et du développement au pouvoir), est réel. Ce danger est d’autant plus sérieux que des marchands d’armes proposeraient leurs services à l’ensemble des habitants, sans faire de distinction parmi les communautés ou les mouvements politiques. Divers trafics ont longtemps alimenté les guérillas kurdes et d’extrême gauche. Des rumeurs difficilement vérifiables font état d’un début d’armement de certains quartiers.
Au-delà de la question kurde, la crispation identitaire touche toutes les communautés du pays. Certains politiques turcs ont axé le débat sur la dimension confessionnelle du conflit syrien. Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre, a par exemple accusé Kemal Kiliçdaroglu, leader du principal parti d’opposition (CHP ou Parti républicain du peuple, fondé par Atatürk) d’être critique vis-à-vis de sa politique dans la crise syrienne pour des raisons religieuses. En effet, Kiliçdaroglu est d’origine alevi et des responsables de l’AKP ont rappelé la proximité religieuse avec Al-Assad. Ces remarques ont contribué à racialiser la polarisation politique dans le pays.
Outre la dimension confessionnelle des prises de position, le gouvernement, au pouvoir depuis novembre 2002, mène une politique plus conservatrice depuis la dernière élection de juin 2011. Affichant sa volonté de former une jeunesse religieuse, le gouvernement a par exemple tenté de modifier la loi relative à l’avortement avant de faire marche arrière quelques semaines plus tard.
Le prestige grandissant du régime turc à l’extérieur, notamment accentué par le printemps arabe, contraste avec les risques internes de division de la société. Les liens du gouvernement avec les monarchies arabes dans le cadre de la politique syrienne accentuent le péril d’une dérive antidémocratique. L’autoritarisme, le non-respect des minorités politique, ethnique ou religieuse représentent un danger non négligeable pour la pérennité du «modèle turc». Les réactions peuvent devenir incontrôlables et mettre en difficulté l’AKP qui était parvenu à réduire le rôle de l’armée dans la société et à considérablement développer le pays, tant sur le plan social que sur le plan économique.

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