Ibn Khaldûn, l’homme qui inventa les sciences humaines
Par S. Ben Mansour | ZAMAN FRANCE ven, 22/06/2012 - 15:28
Dans une récente analyse du pouvoir syrien publiée dans Le Monde («L’Etat de barbarie» persiste en Syrie, mais la tyrannie recule devant la révolution), Ziad Majed, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris, a eu recours à un concept développé au XIVe siècle par un savant maghrébin, celui de ‘asabiyya. L’auteur le traduit par «solidarité mécanique», un autre concept dû au sociologue Emile Durkheim (1858-1917). Qu’un concept socio-politique forgé au Moyen âge demeure pertinent au point d’être employé par un spécialiste au XXIe siècle est certes une chose assez extraordinaire. Le génie qui en est l’auteur ne l’est pas moins. Abd ar-Rahmân Ibn Khaldûn, dont on a commémoré le 28 mai dernier le 680e anniversaire, est la dernière étincelle d’une civilisation arabe dont le déclin était au XIVe siècle largement entamé. Il est l’inventeur de la science historique et de la sociologie, mais aussi un précurseur dans nombre d’autres domaines des sciences humaines, sciences qui ne seront constituées en tant que disciplines indépendantes qu’au XXe siècle : l’économie, la démographie, l’anthropologie, la psychologie (qu’il aborde également sur les plans politique, économique et éthique), la psychopédagogie, etc. On y a vu également un précurseur de Darwin, sa classification des espèces animales décrivant l’homme comme l’aboutissement d’un «progrès graduel de la Création». Dans le «continuum des êtres vivants» en effet, «le plan humain est atteint à partir du monde des singes [al-qirada]». C’est du moins «ce qu’une observation attentive permet de découvrir. Dieu seul, qu’Il soit glorifié, dispose du cours des événements et connaît l’explication des choses cachées»… On y a vu également un précurseur de Marx. Ibn Khaldûn, s’est en effet beaucoup intéressé à l’influence qu’exerce sur l’évolution des groupes sociaux leur genre de vie comme leur genre de production. Il écrit ainsi que «les différences que l’on remarque entre les générations (ajyâl), dans leurs manières d’être, ne sont que la traduction des différences qui les séparent dans leurs modes de vie économique».
Une théorie rationnelle de l’Histoire
La similitude est pour le moins frappante avec la célèbre phrase de Marx : «Le mode de production de la vie matérielle détermine, en général, le processus social, politique et intellectuel de la vie». Ces observations et analyses, et d’autres encore qui témoignent tout autant du génie d’Ibn Khaldûn, sont contenues dans l’introduction d’un ouvrage monumental qui ne sera jamais achevé, le Kitâb al-‘ibar ou Discours sur l’Histoire universelle. Cette introduction (muqaddima) sera considérée par la postérité comme un opus à part entière ; elle est généralement connue sous le titre hellénisant de Prolégomènes. Ibn Khaldûn avait conscience d’y faire œuvre absolument nouvelle. Conscient du déclin de la civilisation à laquelle il appartenait, il voulait être à même d’en rendre compte scientifiquement, au moyen d’une méthodologie rigoureuse. Rejetant les travaux de ses devanciers, simples chroniqueurs alignant des faits sans les soumettre à une critique scientifique, mais surtout, sans en expliquer le déroulement, Ibn Khaldûn emprunte donc «cette voie originale» (al-nahw al-gharîb) qui rend l’histoire rétrospectivement intelligible et rationnelle. Ce faisant, il créait une «science nouvelle», (ilm mustanbat an-nash’a) qui fonde la science historique et la sociologie, tout en contenant les prémices de sciences humaines qui ne se constitueront au mieux qu’un demi-millénaire plus tard.
Tunis
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