Après plusieurs années au Brésil, Éric Fajole dirige depuis cinq mois le bureau turc d’Ubifrance, l'Agence française pour le développement international des entreprises. Étonné par le manque de connaissance du marché turc, enthousiasmé par ses opportunités, Éric Fajole ambitionne de transformer le bureau Turquie en bureau régional, ouvert sur l’Irak et le Caucase du Sud
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Pourriez-vous vous présenter en quelques mots, nous décrire votre parcours ?
Éric Fajole dans son bureau (photo AA): Mon parcours d’expatrié commence avec une coopération en Amérique latine. J’ai poursuivi en mission économique pour le ministère des Finances : quatre ans au Portugal, quatre ans au Vietnam, cinq ans en Afrique du Sud. Je suis ensuite rentré à Paris, où je me suis occupé du financement de contrats d’armement et des grands chantiers de l’Atlantique, puis deux ans comme conseiller au cabinet de Christine Lagarde, alors ministre du Commerce extérieur. En 2007, elle me nomme chef de mission économique à Rio de Janeiro. J’y ai passé trois ans avant de prendre la direction d’Ubifrance Brésil, en charge des bureaux de Rio et Sao Paulo. Je suis arrivé en Turquie fin janvier, où mon objectif est de transformer ce bureau Turquie en bureau régional pour couvrir l’Irak et le Sud Caucase (Azerbaïdjan et Géorgie) depuis Istanbul.
On inclut parfois la Turquie parmi les BRIC (acronyme qui désigne les grands pays émergents de la planète que sont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine). A votre avis, la Turquie a-t-elle sa place dans ce groupe et quelles comparaisons feriez-vous entre les économies brésilienne et turque?
Le groupe des BRIC, pour moi, c’est quatre pays. Des pays très grands, très riches en ressources naturelles (minières, agricoles, pétrole). Le Brésil est un pays-continent de presque 200 millions d’habitants. La Turquie, c’est tout autre chose. En même temps, je trouve que la Turquie a sa place après les BRIC, comme 5ème économie émergente. En arrivant ici, j’ai trouvé beaucoup de choses comparables aux économies des BRIC. Les problématiques des entreprises françaises sont à peu près les mêmes qu’au Brésil aujourd’hui (augmentation des coûts de production, du coût de la main d’œuvre, difficulté à trouver des collaborateurs à de bons tarifs). La croissance est sur des niveaux équivalents au Brésil et en Turquie en 2011, avec une chute attendue sur 2012. Les deux économies sont basées sur l’évolution du pouvoir d’achat et de la classe moyenne. Les peuples turcs et brésiliens sont aussi très semblables, avec des gens joyeux, sympathiques, accueillants, optimistes, sans peur du lendemain.
De même, quelles comparaisons entre la présence économique française au Brésil et en Turquie, notamment quant à l’attitude des entreprises françaises?
Les entreprises françaises, même des PME de petite taille, se précipitent au Brésil alors que le pays est cher. Il a une image d’eldorado alors que c’est aussi compliqué qu’en Chine ou ailleurs. Je trouve que la Turquie n’a pas cette image alors qu’il y a autant d’opportunités. Je suis étonné de voir la méconnaissance en France du marché turc, à la fois sur les plans culturel et économique, et la surprise des entreprises une fois qu’elles arrivent ici. Il y a de nombreux clichés qu’on essaye de casser en organisant des manifestations en France. Quand je vois des exportateurs de vin qui nous demandent si on boit de l’alcool en Turquie, alors que le rakı est la boisson nationale, cela vous montre le niveau de connaissance du marché.
Que faire pour renforcer, dynamiser la position commerciale de la France en Turquie?
La crise diplomatique des trois premiers mois de l’année, pendant laquelle nous avons dû annuler quatre opérations, m’a donné l’occasion de réfléchir. La Turquie pourrait être une porte d’entrée sur le marché irakien et Sud Caucase, plutôt que sur les pays des Printemps arabes comme on l’a souvent dit car pour moi, les Turcs sont plus des concurrents en Libye ou sur le Maghreb que des partenaires. En revanche, il y a des possibilités de coopération sur des gros projets d’infrastructures, de BTP, d’agroalimentaires en Irak du Nord, Azerbaïdjan etc. Il faudrait donner cette image de porte d’entrée sur la région et reparler positivement de la Turquie. C’est ce que nous avons programmé sur le deuxième semestre.
Quels sont vos projets ?
Nous essayons d’inviter une personnalité turque lors d’une conférence à Paris. En Turquie, nous sommes en train de monter une opération mode et design au mois de septembre et une opération sur l’agroalimentaire-gastronomie-cuisine en octobre. On essaye de faire un peu d’image positive dans les deux sens.
Y a-t-il des secteurs que vous jugez prioritaires ?
L’agroalimentaire reste un sujet difficile, même si l’idée de Carrefour de faire des magasins haut de gamme comme les Macrocenter devrait développer un courant d’affaires sur les produits importés. L’agriculture a été un gros problème lors de la crise diplomatique. On avait fait tout un travail pour remettre la France en priorité sur les achats de viandes et de bovins turcs. On était à 30 millions d’euros en décembre et à zéro au mois de mars… Les vétérinaires turcs n’allaient plus en France inspecter les animaux donc nous n’avions pas les certificats d’exportation. C’est le secteur qui a le plus souffert mais heureusement, au mois dernier, on a redélivré des visas à des importateurs turcs. Cette semaine, une délégation française vient pour attirer les acteurs turcs. Le secteur prioritaire pour moi – et nous ferons quelque chose au deuxième semestre – reste donc l’élevage. Ensuite, nous avons voulu axer sur des secteurs où nous n’étions pas très présents, notamment sur le matériel médical et hospitalier et sur le ferroviaire. Enfin, nous souhaiterions poursuivre avec des secteurs tels que la viti/viniculture et l’électricité (pour lesquels nous avons fait deux très bonnes opérations en avril), les BTP etc.
Selon vous, quel type de société a le plus de chances de réussir sur le marché turc aujourd’hui ?
Les grands groupes ont déjà une présence assez forte en Turquie. Sur des marchés émergents, les entreprises de taille intermédiaire (entre PME et grands groupes) sont celles qui ont le plus de potentiel pour profiter du marché tout de suite en faisant une acquisition. Pour être actif en Turquie, il faut être présent, avoir les moyens. Beaucoup de marques de mode nous demandent en franchise de trouver des partenaires mais cela n’intéresse personne. La Turquie a une industrie textile très forte et si la boite française ne fait pas l’effort de se payer son premier magasin, d’installer la marque, d’avoir un partenariat industriel ici, même avec des choses qui pourraient marcher, ça ne fonctionne pas. Il y a un ticket d’entrée à payer pour se développer confortablement sur la Turquie. Ceci dit, la PME qui a quelque chose d’intéressant à vendre peut se positionner avec un partenaire turc. Attention toutefois, malgré l’accueil toujours chaleureux, à rester vigilant sur les pratiques financières du partenaire, voire au risque industriel d’être copié.
Sur un plan plus personnel, comment se sont passés vos premiers mois de vie en Turquie?
J’ai eu beaucoup de mal à quitter le Brésil, qui fait partie de ces pays attachants où on reste. En arrivant ici, je pensais ressentir la célèbre “saudade” mais pas du tout en réalité. Istanbul est une ville forte, où on se sent bien, où on est extrêmement bien accueilli, que ce soit dans la vie ou dans le business. C’est un pays où on voit des opportunités partout pour les entreprises françaises et où, sur le plan personnel, on arrive à avoir des liens d’amitié assez rapidement. La seule chose qui me manque, ce sont les espaces verts.
Propos recueillis par Meriem Draman et Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) lundi 18 juin 2012
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