samedi 22 septembre 2012

En finir avec les préjugés



6 septembre 2012 à 19:07
  • Série Des écrivaines face à l'islam (2/5). Tous les vendredi jusqu'à fin septembre, Libération demande à des auteurs de témoigner sur le fait d'"être une femme" en Iran, en Turquie, au Liban ou au Maroc.
Par SEMA KAYGUSUZ Ecrivaine turque
L’islam est une identité qu’on me lance au visage à des moments imprévisibles et qui me prend au dépourvu. Bien que je vive à ma guise dans mon propre pays, toute non croyante que je suis, dès que je mets le pied dans une ville européenne, que ce soit Paris ou Berlin, je suis définie et reconnue comme étant une femme musulmane. Cela a toujours soulevé l’étonnement que je boive du vin au restaurant. Les gens qui savent que je viens de Turquie ne parviennent pas à cacher combien ils trouvent cette scène étrange. Alors que, dans mon pays, où 99% de la population est considérée comme fidèle de l’islam, on n’estime à aucun moment étrange que je boive du vin, en Europe je sirote mon verre, avec la mauvaise conscience d’une pécheresse…
Dans ces moments, je ressens violemment comment les préjugés qui émaillent la vie quotidienne nivellent en une morne uniformité les différentes strates de la culture. Tout comme il ne vient à l’esprit de personne que je sois susceptible d’être athée, déiste, agnostique, chrétienne, juive ou incroyante, de même on ne peut imaginer que j’appartienne aux vingt millions d’alévis de Turquie, ou encore que je puisse, en m’inspirant des poètes mystiques, verser dans la même coupe l’amour physique et l’amour mystique, tout en rendant grâce à Dieu à chaque gorgée.
Dans une si âpre époque, qui voit les religions se muer en culture de masse où ne peut qu’éclore le fascisme, nous sommes tous minés par l’obsession de convertir les appartenances religieuses en autant d’identités. L’humanité a maintes fois payé le prix d’avoir classé les individus d’après leur religion. Et pourtant, la religion est encore perçue comme une identité absolue, collée à l’identité nationale. Par exemple, si quelqu’un est originaire de Turquie, il doit en conséquence être musulman. Et qui plus est, tout comme la République turque prône un projet de modernisation par la création d’un seul type, tout Turc doit être un musulman sunnite. Cependant, lorsque nous considérons les peuples sous l’angle de la culture vivante, nous nous trouvons confrontés, dans le contenu des croyances religieuses d’aujourd’hui, à une grande variété de strates religieuses.
Les Turcs qui, au cours de l’histoire, ont fondé dix-sept Etats, étaient autrefois confucéens et taoïstes, après le VIIe siècle, bouddhistes, manichéens et mazdéens, adorateurs du feu, juste avant les religions célestes, chamanistes et panthéistes, puis juifs à l’époque de l’Etat khazar et, enfin, après le IXe siècle, certains groupes devenus chrétiens subsisteront en tant que chrétiens orthodoxes. Quant aux Kurdes, ils viennent du zoroastrisme. A l’heure actuelle, même s’ils sont peu nombreux, on trouve en Turquie des Arméniens, des Syriaques, des Yézidis et, dans l’ouest, des Grecs. C’est pour cela qu’il est pratiquement impossible de rechercher une typologie de la femme musulmane dans un pays qui possède une telle richesse ethnique.
Quant à la question d’être une femme dans un pays musulman, c’est, par sa nature même, une approche antilaïque. Mais si l’on veut savoir ce que cela signifie d’être alévi en Turquie, kurde, arménien ou syriaque, féministe ou homosexuel dans un pays soumis à un système patriarcal, ou encore voilée dans un pays laïc, c’est autre chose. Cela touche aux mentalités, aux idéologies, aux politiques. Il me semble qu’au lieu de rechercher dans la religion musulmane les racines de la terreur islamiste radicale et de l’islamophobie, qui croît de façon exponentielle, il suffirait de regarder du côté des marchands d’armes, des compagnies pétrolières et des pouvoirs colonialistes qui exploitent le monde.
Les grands-mères des femmes afghanes, qui ne peuvent sortir que revêtues de la burqa, pouvaient, il y a cinquante ans, étudier la médecine dans les universités. A cette époque aussi, c’étaient des musulmanes. A l’heure actuelle, le gouvernement afghan, qui considère les femmes comme des produits dérivés, est soutenu par la communauté internationale. A la suite des opérations qui devaient permettre de ramener, selon les puissances occidentales, «la liberté et la prospérité», l’Afghanistan n’a pas connu l’avenir espéré. La guerre et la drogue étaient plus profitables…
Lors de son occidentalisation, la République turque, rêvant d’une femme moderne en tailleur, défendit de porter le voile en public. De 1926 à 1934, elle a échafaudé une série de droits garantis par la Constitution, depuis l’égalité juridique jusqu’au droit d’élire et d’être éligible. En Turquie, le fait que les droits de la femme aient été reconnus bien des années avant la France, l’Italie et la Suisse, représente une occasion de se vanter. Pourtant, ceci n’est pas un acte de modernisation en rapport avec le mouvement féministe. Bien au contraire. Il a toujours été décrit comme faisant partie des droits civils octroyés par la gent masculine. D’autre part, grâce au phénomène d’urbanisation, une classe moyenne a émergé ces quinze dernières années, issue d’une population conservatrice en provenance des régions rurales. Lorsque les femmes, qui étaient jusqu’alors au foyer, ont commencé à vouloir étudier à l’université, à devenir député ou à travailler dans le domaine public, elles ont été confrontées à une résistance considérable. Apparut alors un discours auquel personne n’était habitué et le foulard alla soudain de concert avec un concept tel que celui de liberté. «La liberté de porter le foulard» est un sujet encore épineux et l’arborer quelque chose de défendu, bien que le parti AKP soit depuis assez longtemps au pouvoir.
Une grande partie de la Turquie a si peur de devenir comme l’Iran qu’elle perçoit la femme voilée comme une menace. En Europe, il y a à peu près la même frayeur. Personne n’a l’idée de penser que le foulard est le moyen pour une femme de sortir de chez elle. Pourtant, bien des jeunes femmes provenant de familles conservatrices ont réussi à accéder à l’université grâce au foulard.
Tout a commencé à changer. Nous sommes soumis à un langage libéral conservateur qui devient de plus en plus autoritaire. Tandis que l’on spécule sur des discours oiseux qui n’ont pas d’écho dans la population, à propos de l’interdiction de l’avortement par exemple, le capital libéral et le capital conservateur ont déjà commencé à flirter entre eux. Pendant que, dans les médias, la lutte fait rage entre les laïcs et les islamistes, un clivage de classes est en train de se constituer à vue d’œil. Alors que l’islam était jadis une religion de soumission à Dieu et d’humilité, la façon de vivre des femmes voilées d’aujourd’hui ne diffère désormais en rien de celle des mondaines. Comme celles-ci, elles aussi jouissent des services de domestiques moldaves, de chauffeurs privés, de défilés de mode qu’elles suivent de près, des repas festifs de rupture de jeûne dans les hôtels chic et de plages privées, sur lesquelles elles peuvent se baigner. Bref, contrairement à ce qui semble, la Turquie ne devient pas religieuse, bien au contraire ; sous le froc d’un néoconservatisme libéral, elle perd ses valeurs morales à grande allure. L’islam, qui a pris la forme d’un rite formel du passé, n’est plus désormais un culte rendu à Dieu, mais un vaste banquet. Le Dieu qu’elles adorent ne commande que de gagner de l’argent.
Les pauvres, ceux qui sont rejetés par la société, ceux qui sont écrasés, qu’ils soient croyants ou non, sont, comme toujours, exploités sur les mêmes lignes de front. Comme partout dans le monde, un indigent ressemble à un autre indigent et un impudent à un autre impudent…
Traduit du turc par Catherine Erikan
Dernier ouvrage paru : «La Chute des prières», Actes Sud, 2009.

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