Çoğunluk, la majorité. Un roman d’initiation à l’envers, ou la fabrique d’un petit chef.
Le maître mot du nouveau courant qui semble prendre forme dans le cinéma turc contemporain, c’est la subversion. Subversion des valeurs, des genres, humour noir... La cible, en tout cas, est claire : il s’agit de la classe moyenne. Vavien, réalisé en 2009 par les frères Taylan, était une comédie macabre autour du culte de l’argent. Celal, un électricien médiocre, complote pour assassiner sa femme, Sevilay, qui détient à son insu une grande somme d’argent. Mais celle-ci a la vie dure… Le film s’achève lorsque Sevilay fait don de l’argent à son mari, par amour pour lui et pour éviter le divorce. Dès lors, tout s’arrange, et la vie familiale retrouve son harmonie. Jeu virtuose sur le thème de l’argent, qui, de symbole de réussite, devient la réussite elle-même, Vavien n’épargnait pas la classe moyenne turque.
Çoğunluk, (la majorité) paru en 2010, sous la réalisation de Seren Yüce, s’inscrit dans le même courant. Le film relate le passage à l’âge adulte de Mertkan, enfant unique d’une famille « classique » de la classe moyenne. L’intrigue en elle-même n’est pas loin de celle d’un mélodrame classique : Mertkan, ce gros garçon opprimé par son père, s’éprend d’une jeune fille plus pauvre que lui, et kurde. Le père de Mertkan s’oppose à l’union, et Mertkan se plie à la décision de son père. A la fin du film, le père de Mertkan envoie son fils diriger un chantier en province, pour l’éloigner et lui remettre les idées en place. Là-bas, Mertkan devient à son tour un petit chef tyrannique, injuste, qui martyrise et malmène ses employés. Gül, de son côté, est ramenée dans son village, où l’attend un sort peu amène. La critique de la classe moyenne s’opère à un premier niveau : la famille de Mertkan a tous les défauts de la classe moyenne turque : raciste, triomphale, obsédée par l’argent, trouillarde, insensible, dominatrice, injuste. égoïste, patriarcale. Plus encore, elle représente tout ce que la classe moyenne n’est pas : ni cultivée (le père de Mertkan ne comprend pas que son fils puisse avoir un livre entre les mains), ni politisée, ni intéressée par quoi que ce soit d’autre que son propre enrichissement et sa reproduction.
Mais la grande force de Çoğunluk est d’exposer minutieusement la fabrique de la classe moyenne, à travers l’histoire de ce gros garçon silencieux, en un art qui fait la part belle à la subversion.
C’est d’abord la subversion des genres : film d’initiation inversé, c’est aussi au mélodrame turc classique que s’attaque le film. En lieu et place d’un mélodrame représentant un amour impossible, un héros se dressant de toute sa hauteur contre la société, cette figure d’airain, cette force implacable qui brise toutes les volontés humaines, thème classique du cinéma turc, le film nous montre une histoire banale, presque répugnante de fadeur. Mertkan n’a rien d’un héros : il est cet être totalement passif qui, du début jusqu’à la fin du film, semble ne rien ressentir, ne rien vouloir. « Sen istiyor musun peki ? (Et toi, tu le veux ?) » lui demande sa mère lorsque Mertkan lui explique que son père ne veut pas qu’il voie Gül. « Bilmem, istiyorum her halde (j’en sais rien, oui, on dirait que c’est ce que je veux) » répond-il sans enthousiasme. Son histoire avec Gül, cette jeune fille pauvre, n’a rien de sublime ni d’élevé. Mertkan se laisse séduire, puis ne réagit presque pas, obéit silencieusement lorsque son père l’oblige à rompre.
La narration du film en dit long : il est impossible de dire à quel moment Mertkan prend la décision d’obéir à son père. Là où le mélodrame ferait de la prise de décision, ce moment critique, le climax du film, Çoğunluk se déroule dans une sorte de magma temporel qui est celui de la conscience du héros. Mertkan se détache de Gül et se rapproche de son père par à-coups successifs, dans une sorte de mouvement naturel. C’est, en fait, l’absence de choix qui caractérise l’attitude de Mertkan.
Le seul moment où Mertkan sort de sa passivité, c’est à la fin du film, pour devenir tyran à son tour. Au début, ce gros garçon silencieux pourrait presque inspirer de la pitié : il n’est ni bon ni mauvais, il n’est que la victime plus ou moins consentante de son père. Ce n’est qu’à la fin qu’il inspire un sentiment de pure horreur. De victime, il est devenu bourreau, injuste envers ses employés, dominateur, abject. Et c’est, finalement, parce qu’il ne choisit pas que la société fait de lui un être abject.. L’histoire de Mertkan est celle d’un roman d’initiation, mais totalement inversé, perverti. Ce n’est pas à la transformation d’un enfant en homme que nous assistons, mais à celle d’une victime en bourreau, celle d’un objet piétiné par le système en rouage agissant du système.
Le film a certes une dimension universelle : c’est celle de la banalité du mal, de l’abjection totale qui passe inaperçue, puisqu’après tout, il ne s’agit que de faire comme tout le monde.
Mais ce n’est pas un hasard si les films turcs contemporains parlent tant de la classe moyenne, et de la force écrasante de la société. Yol, le célèbre film de Yilmaz Güney, racontait, à travers l’histoire de trois prisonniers en permission pour une semaine, l’histoire de tout un pays emprisonné, empêtré dans des règles sociales d’un autre âge et dans une « sale guerre » sans fin. Çoğunluk n’est pas un film moins politique que Yol. Il touche au sujet qui est le cœur même de la société turque : sa dépolitisation dans l’exclusion. Les problèmes politiques, sociaux, ne sont pas absents du film. Le héros est confronté à la violence sociale : celle de son père envers l’homme qu’il a percuté de sa voiture, un plus pauvre que lui, et sociétale, celle de l’homme furieux (mari, frère ?) qui poursuit Gül. Ils sont ignorés volontairement par le héros et sa famille. A l’image de la classe moyenne turque tout entière, Mertkan et sa famille ne veulent pas entendre parler des Kurdes, et ne veulent rien avoir à faire avec « ces gens-là ».
Alors que Yol était construit autour d’un voyage en train, Çoğunluk est construit autour du motif de la voiture. Tout vole en éclat lorsque Mert abîme la voiture flambant neuf de son père, et l’idée de prendre un taxi le terrorise. Les réunions avec ses amis se font dans la voiture, de même que la rupture avec Gül. Le train, dans Yol, était le lieu-même de la société, dans toute sa promiscuité. Dans Çoğunluk, c’est la voiture, cet espace privé, excluant, cette cellule, en même temps lieu de l’exclusion et signe de la domination sociale, qui est le motif du film.
Mais il y a plus : l’évolution de Mert d’un adolescent placide en petit chef dominateur se fait essentiellement par l’obéissance à son père. Si Mert devient ce personnage haineux, à la fin du film, c’est parce qu’il a fait ce qu’il a bien fallu faire, obéir à son père, reprendre l’entreprise, quitter la jeune fille qui avait fait tressaillir, très profond, le commencement de quelque chose d’autre. Est-ce à dire que derrière chaque petit tyran de la classe moyenne turque se trouve un homme frustré, un adolescent qui, lui aussi, a dû quitter Gül pour obéir à son père ? La raison de son injustice envers les autres, de sa cruelle domination, ne réside-t-elle pas dans ce fait même ? La reproduction implacable, en boucles serrées, d’un système oppressif, laisse à penser que la société turque tout entière n’a pas « tué le père ». L’évocation du service militaire, comme d’une épreuve socialement valorisée, n’est pas sans rappeler les développements de Pınar Selek sur l’imposition du service militaire comme moyen pour l’État turc de montrer sa toute-puissance sur les corps de ses sujets.
La critique très subtile de l’obéissance, est au fond liée à celle de la dépolitisation de la société turque. Au fond, n’est-ce pas parce tout le monde obéit à son père et quitte la fille kurde, l’abandonnant à un sort cruel, que la situation est telle qu’elle est ?
A l’heure du printemps arabe, la Turquie apparait bloquée dans une sorte d’immobilisme, de torpeur. Les atteintes de plus en plus fréquentes aux droits de l’homme ne font frémir qu’une poignée d’intellectuels. C’est un peu cette torpeur, cet endormissement, que raconte Çoğunluk, à l’image du corps de son héros, gras, endormi, toujours tiré vers le bas.
Mais la grande force de Çoğunluk est d’exposer minutieusement la fabrique de la classe moyenne, à travers l’histoire de ce gros garçon silencieux, en un art qui fait la part belle à la subversion.
C’est d’abord la subversion des genres : film d’initiation inversé, c’est aussi au mélodrame turc classique que s’attaque le film. En lieu et place d’un mélodrame représentant un amour impossible, un héros se dressant de toute sa hauteur contre la société, cette figure d’airain, cette force implacable qui brise toutes les volontés humaines, thème classique du cinéma turc, le film nous montre une histoire banale, presque répugnante de fadeur. Mertkan n’a rien d’un héros : il est cet être totalement passif qui, du début jusqu’à la fin du film, semble ne rien ressentir, ne rien vouloir. « Sen istiyor musun peki ? (Et toi, tu le veux ?) » lui demande sa mère lorsque Mertkan lui explique que son père ne veut pas qu’il voie Gül. « Bilmem, istiyorum her halde (j’en sais rien, oui, on dirait que c’est ce que je veux) » répond-il sans enthousiasme. Son histoire avec Gül, cette jeune fille pauvre, n’a rien de sublime ni d’élevé. Mertkan se laisse séduire, puis ne réagit presque pas, obéit silencieusement lorsque son père l’oblige à rompre.
La narration du film en dit long : il est impossible de dire à quel moment Mertkan prend la décision d’obéir à son père. Là où le mélodrame ferait de la prise de décision, ce moment critique, le climax du film, Çoğunluk se déroule dans une sorte de magma temporel qui est celui de la conscience du héros. Mertkan se détache de Gül et se rapproche de son père par à-coups successifs, dans une sorte de mouvement naturel. C’est, en fait, l’absence de choix qui caractérise l’attitude de Mertkan.
Le seul moment où Mertkan sort de sa passivité, c’est à la fin du film, pour devenir tyran à son tour. Au début, ce gros garçon silencieux pourrait presque inspirer de la pitié : il n’est ni bon ni mauvais, il n’est que la victime plus ou moins consentante de son père. Ce n’est qu’à la fin qu’il inspire un sentiment de pure horreur. De victime, il est devenu bourreau, injuste envers ses employés, dominateur, abject. Et c’est, finalement, parce qu’il ne choisit pas que la société fait de lui un être abject.. L’histoire de Mertkan est celle d’un roman d’initiation, mais totalement inversé, perverti. Ce n’est pas à la transformation d’un enfant en homme que nous assistons, mais à celle d’une victime en bourreau, celle d’un objet piétiné par le système en rouage agissant du système.
Le film a certes une dimension universelle : c’est celle de la banalité du mal, de l’abjection totale qui passe inaperçue, puisqu’après tout, il ne s’agit que de faire comme tout le monde.
Mais ce n’est pas un hasard si les films turcs contemporains parlent tant de la classe moyenne, et de la force écrasante de la société. Yol, le célèbre film de Yilmaz Güney, racontait, à travers l’histoire de trois prisonniers en permission pour une semaine, l’histoire de tout un pays emprisonné, empêtré dans des règles sociales d’un autre âge et dans une « sale guerre » sans fin. Çoğunluk n’est pas un film moins politique que Yol. Il touche au sujet qui est le cœur même de la société turque : sa dépolitisation dans l’exclusion. Les problèmes politiques, sociaux, ne sont pas absents du film. Le héros est confronté à la violence sociale : celle de son père envers l’homme qu’il a percuté de sa voiture, un plus pauvre que lui, et sociétale, celle de l’homme furieux (mari, frère ?) qui poursuit Gül. Ils sont ignorés volontairement par le héros et sa famille. A l’image de la classe moyenne turque tout entière, Mertkan et sa famille ne veulent pas entendre parler des Kurdes, et ne veulent rien avoir à faire avec « ces gens-là ».
Alors que Yol était construit autour d’un voyage en train, Çoğunluk est construit autour du motif de la voiture. Tout vole en éclat lorsque Mert abîme la voiture flambant neuf de son père, et l’idée de prendre un taxi le terrorise. Les réunions avec ses amis se font dans la voiture, de même que la rupture avec Gül. Le train, dans Yol, était le lieu-même de la société, dans toute sa promiscuité. Dans Çoğunluk, c’est la voiture, cet espace privé, excluant, cette cellule, en même temps lieu de l’exclusion et signe de la domination sociale, qui est le motif du film.
Mais il y a plus : l’évolution de Mert d’un adolescent placide en petit chef dominateur se fait essentiellement par l’obéissance à son père. Si Mert devient ce personnage haineux, à la fin du film, c’est parce qu’il a fait ce qu’il a bien fallu faire, obéir à son père, reprendre l’entreprise, quitter la jeune fille qui avait fait tressaillir, très profond, le commencement de quelque chose d’autre. Est-ce à dire que derrière chaque petit tyran de la classe moyenne turque se trouve un homme frustré, un adolescent qui, lui aussi, a dû quitter Gül pour obéir à son père ? La raison de son injustice envers les autres, de sa cruelle domination, ne réside-t-elle pas dans ce fait même ? La reproduction implacable, en boucles serrées, d’un système oppressif, laisse à penser que la société turque tout entière n’a pas « tué le père ». L’évocation du service militaire, comme d’une épreuve socialement valorisée, n’est pas sans rappeler les développements de Pınar Selek sur l’imposition du service militaire comme moyen pour l’État turc de montrer sa toute-puissance sur les corps de ses sujets.
La critique très subtile de l’obéissance, est au fond liée à celle de la dépolitisation de la société turque. Au fond, n’est-ce pas parce tout le monde obéit à son père et quitte la fille kurde, l’abandonnant à un sort cruel, que la situation est telle qu’elle est ?
A l’heure du printemps arabe, la Turquie apparait bloquée dans une sorte d’immobilisme, de torpeur. Les atteintes de plus en plus fréquentes aux droits de l’homme ne font frémir qu’une poignée d’intellectuels. C’est un peu cette torpeur, cet endormissement, que raconte Çoğunluk, à l’image du corps de son héros, gras, endormi, toujours tiré vers le bas.
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