Tout était prêt pour l’inauguration dans un hôpital public d’Izmir. Le ministre de la Santé avait confirmé sa venue. La date choisie – celle de la journée internationale des femmes – était évidemment symbolique. Et puis finalement rien, aucun ruban coupé : la première banque de lait maternel de Turquie n’a pas ouvert ses portes le 8 mars 2013.
La faute à une polémique, alimentée pendant des semaines par quelques partis islamistes et ONG apparentées. Ces derniers font valoir que dans une société à majorité musulmane, le don de lait maternel – sa collecte, sa distribution – n’est pas à prendre à la légère. Leur principal argument : un verset du Coran qui interdit aux hommes d’épouser leurs sœurs de lait.
Selon Sait Şahin, porte-parole du Parti pour une cause libre (Hüda Par), toutes les précautions promises ne seront jamais suffisantes. “Ceux qui disent que le don de lait maternel est autorisé en islam ont peut-être raison, mais ils oublient que cette autorisation n’est valable que dans le cadre et sous le contrôle d’un système islamique. Ce n’est à l’évidence pas le cas en Turquie”, avance-t-il. “L’islam ne fait quasiment pas de différence entre les frères et sœurs de sang, et les frères et sœurs de lait. Le gouvernement nous répond qu’un système informatique permettra de suivre la trace des donneuses et des receveurs pour éviter les problèmes de mariages interdits. Nous répondons qu’on ne peut pas faire confiance à la technologie.”
Crédit photo Flickr/CC
“Le marché du lait infantile est un très gros gâteau”
Le ministère de la Santé avait pourtant pris les devants en demandant l’avis de la direction des Affaires religieuses (Diyanet). Cette institution d’Etat, qui forme et salarie les imams sunnites du pays, s’est prononcée en faveur du don de lait maternel, un geste susceptible de sauver des vies. Mais elle pose des conditions : que le don soit gratuit, qu’il ne soit pas anonyme ou encore que le lait d’une même donneuse ne nourrisse que des petites filles ou que des petits garçons.
Le gouvernement semble prêt à toutes ces concessions mais dit vouloir prendre le temps d’apaiser les inquiétudes. En attendant, les enfants prématurés ou tous ceux que leurs mères, pour une raison ou une autre, ne peuvent pas allaiter sont nourris systématiquement avec du lait infantile. “Ces enfants sont alimentés avec du lait industriel tout préparé dont on croit – ou fait croire – qu’il peut se substituer au lait maternel. C’est faux : jusqu’à l’âge de six mois minimum, le lait maternel est irremplaçable”, souligneŞengül Hablemitoğlu, doyenne de la faculté des sciences sanitaires de l’université d’Ankara. “Mais le marché du lait infantile est un très gros gâteau et ceux qui se le partagent ont malheureusement beaucoup plus de facilités à imposer leur domination dans les pays où le don de lait maternel suscite encore des réticences d’ordre religieux.”
150.000 enfants naissent prématurément chaque année
Özgür Doga Keleş est bien placée pour le savoir. Cette maman de triplés, mis au monde il y a sept ans après 33 semaines de grossesse, est aussi la présidente de la plus grande association de soutien aux familles de prématurés de Turquie, El Bebek Gül Bebek. “Près de 150.000 enfants naissent prématurément en Turquie chaque année. Cela représente 10,97% des naissances, c’est-à-dire un peu plus qu’en Europe où la moyenne est à 10%”, explique-t-elle. “Ces enfants sont vulnérables aux maladies chroniques et infectieuses et à ce sujet, toutes les études montrent une différence nette entre les bébés prématurés nourris au lait maternel et ceux nourris au lait infantile.”
Fin mars, le ministre de la Santé assurait qu’une banque de lait maternel verrait bien le jour dans l’année mais que son nom officiel serait plutôt “centre de mères nourricières”. Une nuance sémantique qui, espère-t-il, assurera au projet le soutien du plus grand nombre. “Ouvrir de tels centres ne changera rien si les dons sont insuffisants ou irréguliers, si des campagnes ne sont pas organisées, si les mères qui en ont besoin n’y ont pas facilement accès”, observe Özgür Doga Keleş. “Et pour réussir tout cela, pour vaincre les réticences dans un pays qui reste conservateur, nous avons besoin du soutien de tous – y compris des autorités religieuses. De même, nous avons absolument besoin d’une population correctement informée.”
En menant à bien ce projet, le gouvernement turc espère soutenir la baisse du taux de mortalité infantile, déjà saluée par l’Unicef. Chez les enfants de moins de cinq ans, ce taux est passé de 72 pour mille en 1990 à 15 pour mille en 2011. C’est l’un des plus forts reculs enregistrés dans le monde ces 20 dernières années.
Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 24 avril 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire