jeudi 27 septembre 2012

ATILA ÖZER, ÉCRIVAIN FRANCOPHONE – “Nous vivons dans une société schizophrène”


Premier roman d’Atila Özer, paru il y a deux semaines, en turc, aux éditions Doğan Kitap, Fena nous transporte dans un monde sans avenir, façonné par la publicité, la consommation à outrance, la communication exacerbée. Pour lepetitjournal.com, l’auteur revient sur les origines du roman et nous explique sa vision de la société actuelle


lepetitjournal.com d'Istanbul : Né à Paris, installé à Istanbul depuis 2009, vous avez publié un livre de philosophie politique, L’Etat, aux éditions Flammarion en 1998, et vous êtes aujourd’hui enseignant de philosophie au lycée de Galatasaray. Pourriez-vous nous décrire votre parcours et nous dire ce qui vous a amené à vous lancer dans la littérature ?
Atila Özer: Je suis né en France et j’ai fait mes études là-bas. J’ai étudié l’Histoire et la Philosophie, et je me suis spécialisé en Philosophie politique contemporaine. Parallèlement j’avais depuis l’adolescence une envie d’écrire. J’ai eu une activité littéraire assez épisodique, mais je n’avais pas le courage ni même la force suffisante à l’époque pour me lancer dans une aventure littéraire. Et puis, lorsqu’il a été question de terminer ma thèse de philosophie politique, je me suis senti étouffé dans ce cadre, et j’ai voulu passer à un mode d’expression plus libre, plus sensible, moins normatif. J’ai décidé d’abandonner ma thèse et de passer à l’écriture, qui fut théâtrale dans un premier temps, puis romanesque. Ce roman est ma première production littéraire.
D’où vous est venue l’idée de ce livre ?
L’idée de ce livre m’est venue très précisément en 2005, après les attentats de Londres. Ils m’ont impressionné non pas par leur caractère spectaculaire, parce qu’en un sens ils étaient moins spectaculaires que les attentats du 11 septembre, mais par la façon dont ils ont été préparés. Ce sont les personnes qui les ont menés qui ont donné le caractère spectaculaire à ces attentats : c’étaient des jeunes citoyens britanniques, certainement musulmans mais élevés dans la société britannique. Il m’a semblé que quelque chose avait changé dans la nature du terrorisme. En 2001, le problème du terrorisme se présentait comme le problème de la civilisation occidentale d’un côté face à l’extrémisme religieux de l’autre, ou pour certains face à la civilisation musulmane. Ces attentats de Londres ont fait de la terreur un conflit entre le système et lui-même. Des personnes élevées dans le système se retournaient contre lui en lui reprochant implicitement ou symboliquement par les attentats d’être ce qu’il est. Je me suis alors posé la question de savoir comment un système pouvait engendrer de l’intérieur sa propre négation. J’ai voulu réfléchir sur ce thème en ne partant pas des idées toutes faites (…) Il m’a semblé que si nous voulions essayer de comprendre ce qu’il s’était passé, il fallait faire un effort d’empathie, bien que ce soit évidemment difficile. Je ne justifie pas le terrorisme et mon roman n’en est certainement pas une apologie. Mais il me semble que pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, il faut essayer de travailler de l’intérieur. Il faut voyager dans la mentalité de ces gens pour comprendre ce qui les a motivés et ce qui les a décidés à aller jusqu’à cette extrémité incroyable qui consiste à assassiner des innocents en se donnant soi-même la mort. En travaillant, je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas simplement de construire une histoire autour du terrorisme mais qu’il s’agissait peut être d’essayer de produire un tableau du monde contemporain, avec ses contradictions, ses paradoxes. J’ai donc essayé de mettre en scène ce que nous pourrions appeler l’opposition du consumérisme hédoniste et de l’extrémisme religieux, qui sont peut être les deux grandes forces qui structurent le monde d’aujourd’hui. Elles se présentent comme des forces antagoniques, comme des forces incompatibles l’une avec l’autre, mais ce sont peut-être bien des forces complémentaires qui forment un même monde, une même unité de signification.
Votre roman fait une large place aux pulsions : meurtrières, sexuelles… Comment êtes-vous parvenu à décrire si précisément ces pulsions ? Etait-ce une forme d’exutoire ? Et surtout, dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce livre ?
Observer les pulsions dans la société telle qu’elle est n’est pas vraiment difficile aujourd’hui, parce qu’elles sont mises en scène un peu partout. Elles font partie de l’univers de représentation, de l’univers médiatique et symbolique dans lequel nous baignons : la publicité, le cinéma, les séries télévisées. Tout ce qui nous sert d’imaginaire quotidien. Comme nous sommes tous partie prenante de cet univers, comme nous sommes stimulés en permanence, comme nos pulsions sont animées par la façon même dont la vie est organisée, je crois qu’il suffit de se regarder de l’intérieur pour parvenir, peut être pas à une compréhension de ces pulsions, mais en tout cas à une image de la chose. D’une certaine manière, je me suis décrit moi-même en décrivant ces pulsions, et j’espère que cette auto-description est une description qui vaut pour tous. En ce qui concerne mon état d’esprit, en écrivant ce roman, j’ai essayé de me plonger dans un univers pulsionnel, en écoutant notamment un certain type de musique, par exemple du rap (un des personnages du roman est d’ailleurs un rappeur). J’ai également feuilleté les magazines de mode… Je me suis plongé dans l’univers de représentation qui tourne autour des pulsions qui structurent le monde.
Votre roman présente deux caractéristiques majeures : une écriture très “parlée”, descriptive mais non analytique et des changements multiples de narrateurs (Théo, narrateur omniscient, narrateur dont on ignore l’identité…). Pouvez-vous nous expliquer ces choix ?
Je vais vous contredire un peu… C’est vrai que nous passons du narrateur Théo à deux autres types de narration, dans la deuxième et troisième partie. Mais je ne pense pas que le narrateur de la deuxième partie soit réellement un narrateur omniscient, même si à première vue il se présente comme tel. En fait le point de vue qui est adopté dans la deuxième partie est celui du Sous-traitant. Et je pense que dans la dernière partie, nous retrouvons le personnage de Théo, bien que j’utilise la deuxième personne. L’usage de la deuxième personne et l’usage du futur permettent d’évoquer l’idée d’une certaine fatalité, d’une certaine inéluctabilité des choses. Les choix narratifs consistent à essayer d’épouser l’évolution psychologique et existentielle du personnage principal. Ce qui explique les variations. L’écriture très parlée permet d’évoquer le monde de la pulsion, mais aussi le monde de la communication qui est un monde de l’immédiateté, de l’événement permanent. Mais je dirais que c’est plutôt ce qui caractérise la première partie, et un peu la dernière. Dans la deuxième partie, il y a une prise de recul par rapport à la situation, même si elle n’est pas lucide.
Shakoor, un des personnages de votre roman, parle du “rachat des galeries par les majors du divertissement”. Est-ce votre opinion du monde de l’art aujourd’hui ?
Oui, il est assez manifeste que dans tous les domaines l’art se fond dans le système marchand, dans le système consumériste. Ce n’est pas un défaut, c’est une tendance lourde de notre époque. Nous vivons dans une société qui soumet tout à la loi de l’économie, qui transforme tout en marchandise, et je crois que l’art ne fait pas exception. C’est une tendance relativement ancienne : Andy Warhol disait qu’un grand artiste, c’est d’abord un grand businessman. C’est une tendance qui s’est mise en place après la seconde guerre mondiale, mais il me semble qu’aujourd’hui cela devient évident. Ca transparait notamment dans un phénomène qui est très frappant à notre époque et qui est celui de la fusion de la mode et de l’art. Nous observons aujourd’hui l’usage de l’art dans la mode et même une transformation des grands couturiers en icônes de l’art contemporain. Ce n’est pas forcément une critique. Mon roman peut être lu comme une critique de la société de consommation et du fondamentalisme religieux. Mais ce n’est pas ce que j’ai voulu faire en écrivant ce roman. J’ai vraiment essayé de m’approcher du travail d’un artiste, et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait de Théo un peintre. J’ai souhaité brosser le tableau de ce que j’ai devant les yeux, j’ai souhaité peindre l’esprit de mon temps.
Pourquoi la figure de Dieu est-elle si présente dans votre roman ?
Je pense qu’elle est nécessaire pour comprendre le monde où nous vivons. Il y a d’un coté cette montée du fondamentalisme comme forme de colère contre le système tel qu’il existe, contre l’excitation de la pulsion sexuelle, contre la liberté individuelle, contre l’égalité entre les hommes et les femmes… Mais d’un autre coté, je crois qu’il y a dans l’hédonisme consumériste un certain rapport au divin, puisque dans le fond le principe de ce système c’est la divinisation de l’individu, chacun devient à soi-même sa propre divinité. Et Théo, qui est une expression exacerbée de cette caractéristique du système, porte un nom qui est lui-même évocateur de Dieu. Théo, c’est Dieu en grec. Le titre turc du roman, Fena, évoque également Dieu, mais indirectement. Fena signifie en turc mauvais, mal, méchant… mais dans la pensée soufie, Fena correspond au stade où l’individu perd sa singularité, sa différence individuelle, pour se fondre complètement dans Dieu et pour rejoindre le divin.
Tout au long du roman, il y a l’image d’une femme objet. Est-ce votre opinion sur l’image de la femme dans le monde de l’art contemporain et plus largement dans la société actuelle ?
Dans le monde de l’art non, il y a de très grandes artistes, et j’en cite une dans mon roman que j’aime beaucoup, c’est Vanessa Beecroft. Cette artiste a d’ailleurs travaillé sur la tendance de la société du spectacle à transformer la femme en objet de voyeurisme, en objet potentiel de consommation. C’est donc un aspect de la société dans laquelle nous vivons, et dans la mesure ou ce roman parle des aspects brillants et des aspects sombres de la société, la femme objet ou la misogynie y sont forcément évoquées. En même temps, il n’y a pas tellement de réflexion sur le rapport entre les hommes et les femmes dans ce roman, parce que je crois que cette tendance à transformer les choses en objets consommables touche tant la femme que l’homme. Le personnage de Théo est certes un peu misogyne, mais il a une arrogance qui le conduit à mépriser tout le monde.
Le roman est construit d’une telle façon qu’à la fin, nous nous demandons si le thème de la schizophrénie n’est pas abordé. La société serait-elle devenue schizophrène ?
Bien sûr. Je ne sais pas si Théo est schizophrène, je n’ai pas la qualification psychiatrique ni médicale pour savoir exactement ce qu’est la schizophrénie, ni même pour créer un personnage qui serait lui-même schizophrène. Mais c’est vrai que si nous entendons par schizophrénie la tendance au dédoublement, à la dépersonnalisation, au trouble dans le rapport au monde extérieur, alors oui je crois que nous vivons dans une société schizophrène, précisément parce que le consumérisme hédoniste a tendance à dépersonnaliser les individus en les réduisant à leurs actes d’achats, aux marques qu’ils aiment, qu’ils consomment. Dans un système comme celui-ci, savoir qui nous sommes ou quels sont les rapports à tisser avec la réalité est très difficile. Donc oui, ce roman est un peu une méditation sur le devenir schizophrénique du monde.
Dernière question : le roman est sorti en Turquie, mais pas en France… Alors à quand la version française ?
Je ne sais pas, quand les éditeurs français s’intéresseront au manuscrit (sourire). Doğan Kitap a été très réactif, le roman sort donc d’abord en Turquie.
Propos recueillis par Amandine Canistro (www.lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 27 septembre 2012
A noter: Le book trailer de l’éditeur sur YouTube et la page facebook du roman.
Fena, Atila Özer, Doğan Kitap, 372 pages, 23 TL. Date de parution : septembre 2012 (en turc uniquement, pour l'instant)

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