lundi 22 juillet 2013

Hervé Magro, Consul général de France à Istanbul: “Plus cela allait mal, plus nous étions présents”

Hervé Magro, Consul général de France à Istanbul depuis septembre 2009, quittera ses fonctions fin août. Sa prochaine mission l'emmènera à Jérusalem, en tant que Consul général en relation avec l’Autorité palestinienne. Dans les jardins du Palais de France, il nous reçoit avec son épouse, Maria, et revient sur ces quatre années bien remplies.
lepetitjournal.com d'Istanbul : Comment vivez-vous ces dernières semaines à Istanbul ? Avez-vous déjà l'esprit absorbé par votre prochaine mission?
Hervé Magro (photo DJ): Nous n'avons pas eu beaucoup l'occasion de profiter de nos derniers moments à Istanbul parce que l'actualité a été chargée. Nous avons eu une crise assez importante à gérer dans les semaines précédentes (les manifestations autour de la place Taksim, ndlr). Nous avons tout de même commencé à prévoir le déménagement, à lire un certain nombre de choses en rapport avec mon prochain poste... Nous sommes dans une période un peu particulière, une sorte “d'entre-deux”. Mais après la fête nationale à Istanbul et à Izmir, nous avons le sentiment de basculer dans autre chose.
Vous connaissiez déjà bien la Turquie avant d'être nommé Consul général à Istanbul. Vous y aviez vécu. Que pensez-vous avoir appris de plus sur ce pays en y passant quatre années supplémentaires ?
J'ai eu l'impression de tout apprendre parce que ce pays a énormément changé. Il est passé dans une autre ère. Le pays, la société ont évolué d'une manière assez extraordinaire et pour moi, ce n'était certes pas une découverte mais une remise en question de beaucoup de choses que je pensais acquises. Le pays s'est ouvert au monde. On se rend compte en Turquie du dynamisme que peut apporter le fait d'avoir une population jeune. Lors de nos précédents séjours, nous avions vécu à Ankara, une grande ville plutôt administrative, et mes voyages à Istanbul ne m'en avaient pas laissé un souvenir impérissable. C'était effectivement une belle ville historique mais aussi une ville un peu dans le passé, un peu poussiéreuse, très polluée. Là, il y a un changement fondamental. Istanbul est aujourd'hui une métropole internationale, sans doute l'une des villes où il faut être en ce moment.
Vous avez connu des moments difficiles, comme tous les diplomates impliqués dans la relation franco-turque, au cours de la présidence précédente. Que vous disiez-vous dans ces moments-là?
Le fait de vivre au Palais de France vous ramène toujours aux fondamentaux. La France est sur ce terrain depuis 1590. Je crois que cela permet de relativiser beaucoup en se disant : “Nous sommes ici depuis pratiquement 500 ans. Nous vivons une période de crise de quelques mois. Espérons que cela va passer.” Certes, nous avons vécu la crise très différemment d'Ankara parce qu'à Ankara, beaucoup de ponts ont été coupés. Ici, c'était plutôt le contraire. On continuait à avoir beaucoup de contacts mais c'était – matin, midi et soir – des questions telles que “Pourquoi la France nous fait-elle cela ?”, “Qu'est-ce qu'on ne comprend pas ?” etc. On a été dans une sur-réaction, dans le sens où tous nos contacts étaient pratiquement consacrés à ça. Alors qu'à Ankara, c'était une sur-réaction négative, où plus personne ne vous parlait. Cela ne veut pas dire que la pression était moindre à Istanbul mais en même temps, j'ai toujours considéré que si nous ne travaillions que sur des questions qui ne posent aucun problème, ce n'était pas la peine d'être diplomate. Une des parties du métier, c'est aussi d'être là pour maintenir un minimum de discussion et de contacts lorsque cela va mal. Notre stratégie a été très claire : plus cela allait mal – et il y a eu des moments où cela allait très mal – plus nous étions présents. Sans nier la crise, il fallait montrer que la France était toujours là, que la France et la Turquie partageaient des enjeux tels qu'on se retrouverait de toute façon à un moment ou à un autre. Mais il est vrai que cela a été difficile d'expliquer les choses autant à nos amis turcs qu'à Paris où, je pense, les gens ne se rendaient pas bien compte de l'ampleur de la crise ici.
Vous aviez parlé l'été dernier – et récemment encore – d'une “nouvelle page” dans les relations franco-turques. A quoi, concrètement, sent-on ce changement? Il y a l'Union européenne et le déblocage d'un chapitre de négociations, le choix d'un consortium franco-japonais pour la construction de la deuxième centrale nucléaire turque... Mais parlez-nous plutôt des signes qui peuvent avoir échappé aux observateurs extérieurs...
D'abord, il y a eu des contacts immédiats au plus haut niveau entre le président de la République française et le président de la République et le Premier ministre turcs. Ensuite, il y a eu une coordination et des échanges assez importants sur les crises régionales, en particulier sur la crise syrienne. Ces échanges n'avaient pas disparu mais nous avons pu travailler dans un autre contexte. Ce qui est aussi intéressant c'est que finalement, sur le plan économique, les six premiers mois de cette année ont été assez exceptionnels pour la relation bilatérale, notamment au niveau des visites. Il faut bien voir que quand une relation politique ne va pas très bien, le signal envoyé est plutôt un signal de prudence. Quand les gens se rendent compte que les relations sont reparties sur un bon pied, vous enlevez cette hypothèque politique. Ajoutez à cela la crise en Europe et la nécessité de trouver de nouveaux débouchés... Grâce au travail d'Ubifrance, nous avons eu des pavillons français sur des salons majeurs où nous n'avions pas été présents les années précédentes, comme le ferroviaire ou le pharmaceutique par exemple. Une cinquantaine d'entreprises françaises devraient arriver en Turquie dans les prochains mois. Il faut toujours être prudent mais il y a un intérêt évident. Nous avons à ce sujet un indicateur intéressant : l'école française. Nous n'arrivons plus à faire face à la demande, notamment à la demande de Français. Sur les cinq dernières années, la communauté française a augmenté de 40%, en raison notamment de l'implantation de grosses sociétés françaises. Quand je suis arrivé, nous comptions 250 entreprises dans le pays. Elles sont 450 aujourd'hui. C'est quasiment une augmentation de 100%.
Quel est le nombre officiel de Français installés en Turquie ?
La communauté française représente un peu plus de 7.000 personnes, si vous comptez également Ankara. La seule circonscription d'Istanbul, avec Izmir et Bursa, en compte plus de 5.000.
La communauté française de Turquie a-t-elle beaucoup changé depuis votre premier poste dans le pays, à la fin des années 1980 ?
Il y a davantage de binationaux franco-turcs, mais aussi de Français d'origine turque qui viennent tenter leur chance ici. C'est un facteur nouveau.
La relation bilatérale s'améliore mais les Français de Turquie n'auront pas, pendant votre mission, reçu la visite officielle du président de la République, François Hollande. Cette visite est-elle toujours d'actualité ?
Oui, le président de la République a accepté l'invitation qui lui a été faite de venir en Turquie. Maintenant, le sujet est de trouver la meilleure période, ce qui n'est pas toujours simple. Le président de la République a un agenda plus que chargé, en particulier sur la question européenne. Mais sur le principe, François Hollande a répondu positivement à l'invitation des autorités turques, pour une visite officielle. Cela est très clair.
L'un des défis de votre mission ici a sans doute été d'assurer d'un côté une fonction très politique – parce que la Turquie et Istanbul sont d'anciens partenaires de la France et des acteurs dont le poids va croissant sur la scène internationale – mais aussi de gérer, au quotidien, l’un des plus gros Consulats généraux de la France dans le monde en nombre de visas délivrés. Quelle expérience cela a-t-il été de jongler avec ces deux casquettes ? Y avez-vous trouvé autant de plaisir ?
Pour moi qui ai plutôt une formation politique et dans la coopération, l'expérience consulaire était nouvelle. Cela a été passionnant. Alors que les gens pensent souvent qu'on fait toujours la même chose, l'un des avantages de ce métier est justement qu'on ne fait jamais la même chose. Les pays sont différents, les gens sont différents, les cultures sont différentes. Vous apprenez toujours. En plus, je découvrais le métier consulaire. L'avantage d'Istanbul mais aussi sa lourdeur, c'est qu'on est à la fois consul général (l'administration des Français, la question des visas) mais en même temps, on est le plus haut représentant de l'Etat quand l'Ambassadeur n'est pas à Istanbul. On est donc un peu, pour les services culturels et économiques, le recours quand on a besoin d'avoir une intervention à haut niveau à Istanbul. C'est donc un poste lourd qui dépasse largement le travail consulaire et administratif.
Ce chat n'a pas quitté les genoux
du Consul général pendant toute l'interview.
Pendant votre mission, avez-vous trouvé – en France comme en Turquie – des interlocuteurs prêts à s'investir et à investir dans le développement de la francophonie?
Je pense d'abord que personne ne se rend compte à quel point la francophonie est importante dans ce pays. Tout le monde me dit qu'autrefois, tout le monde parlait français. Mais “l'autrefois” en question, ce n'était pas forcément beaucoup plus qu'aujourd'hui. C'était la langue de l'élite. Aujourd'hui, je ne sais pas s'il y a beaucoup de pays dans le monde où nous avons autant de lycées francophones dans l'enseignement local. Entre les cinq Saints – six si l'on ajoute celui d'Izmir – les deux Tevfik Fikret, le lycée de Galatasaray, cela veut dire qu'on forme tous les ans plusieurs milliers d'étudiants francophones. Pendant ces quatre années, partout où nous sommes passés, nous pouvions être sûrs de rencontrer un voire plusieurs francophones. Le souci, selon moi, c'est le réseau. Les Français sont très mauvais pour “réseauter”. Quand je vois les Américains ou même les Turcs qui ont des associations d'anciens élèves partout ! Je suis diplômé de la Sorbonne mais je n'ai jamais rien reçu de la Sorbonne... Contrairement aux idées reçues, le problème, ce n'est pas le nombre de francophones dans ce pays. Le problème, c'est comment permettre à tous ces gens qui ont appris notre langue dans les lycées francophones et sont ensuite allés à l'université française ou dans les meilleurs universités du monde, de continuer à avoir accès à la francophonie. J'ai souvent rencontré des gens qui m'ont dit : “Je m'excuse, je préfère parler en anglais parce que mon français est ancien, personne ne me parle français, j'utilise davantage l'anglais pour mes affaires” etc. Un de mes sujets principaux, dès que je suis arrivé ici, a été de faire davantage le lien entre l'université et l'entreprise. Je dis souvent à nos entreprises : “On ne vous demande pas de recruter des francophones parce qu'ils sont francophones. Mais quand vous avez deux CV de valeur égale, et que l'un d'eux a fait Galatasaray ou Saint-Joseph ou autre, prenez le francophone.” Ce message n'est pas simple à faire passer.
Vous partez à un moment important pour la Turquie. Vous avez dit le 14 juillet que les événements des dernières semaines place Taksim pouvaient être une opportunité pour renforcer la démocratie turque. De quelle façon ?
Ce mouvement a surpris tout le monde parce qu'il a mobilisé des gens qu'on ne pensait pas capables de se mobiliser. Une couche jeune, très bien formée, capable de communiquer avec le monde sur les réseaux sociaux. Ces jeunes, je pense, joueront un rôle très important dans l'avenir de la Turquie. Le défi principal, me semble-t-il, est de ne pas se couper de tous ces jeunes et de prendre conscience qu'ils représentent quelque chose d'important pour l'avenir du pays. Mais je ne crois pas que nous soyons là pour donner des leçons.
Dans les chancelleries, parmi les diplomates, personne n'avait vu venir ce qui s'est produit ?
Non, personne ne viendra me dire qu'il avait prévu l'émergence de ce type de mouvement-là. Nous étions dans un schéma classique entre le parti au pouvoir et l'opposition. Selon ce schéma, s'il y avait des grandes manifestations, c'est que l'opposition était parvenue à mobiliser. Mais ce n'est pas du tout ce schéma-là qui a été observé. Je pense que même l'opposition a été surprise par ce qui s'est passé.
Vous qui, par la situation géographique du consulat de France, étiez au coeur des événements, comment avez-vous procédé pour analyser ce qui était en train de se produire ? Vous êtes-vous rendus sur la place Taksim au moment des manifestations ?
Oui, je faisais un tour tous les jours à Taksim, j'allais rencontrer des gens qui suivaient le mouvement de près.
Vous parliez des réseaux sociaux. Vous n'utilisez pas Twitter ?
Non, parce que je pense que c'est de la tromperie. C'est impossible, quand on est un responsable, de vraiment utiliser Twitter tout seul. Ce ne sont pas les responsables qui l'utilisent, mais leur équipe. Je me vois mal, vu le travail que j'ai, répondre à 20 tweets qui entraineront d'autres tweets et choisir ceux auxquels je réponds, comment je réponds... Ce serait trop de travail!
Pensez-vous que la France soit bien comprise, correctement analysée dans les principaux médias turcs ?
Non, mais la Turquie est-elle bien décryptée par les médias français ? Ceci dit, il est vrai que cela a été un des défis ici : constamment expliquer. L'image de la France n'est peut-être pas celle de la France d'aujourd'hui. Comment expliquer aux gens que votre pays a évolué ? Par exemple, tout le monde nous parle du centralisme à la française, du jacobinisme... mais personne ne parle de 1981, des lois de décentralisation. La France d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec la France des années 40 ou 50, même si elle garde évidemment une certaine continuité dans l'histoire.
Si vous aviez le temps d'écrire un livre sur la Turquie, quel sujet choisiriez-vous ?
Ayant vécu ces années-là, j'aurais sans doute aimé écrire un livre sur les années Özal (Turgut Özal a été Premier ministre de 1983 à 1989 puis président de la République de 1989 à 1993, ndlr). Selon moi, cela a été un tournant important. Si je devais écrire, ce serait pour lier ces années Özal avec la situation d'aujourd'hui. Je pense aussi que ce qui manque aujourd'hui, c'est un livre sur l'importance qu'a eu à l'époque le Islam et Laïcité de Bernard Lewis. Il a été un peu la “Bible” à un moment donné mais il me semble un peu dépassé. Il est passé à côté d'un certain nombre de choses. Il manque quelque chose de ce calibre-là, me semble-t-il. Une œuvre un peu monumentale qui remettrait en perspective la situation d'aujourd'hui avec une évolution historique. Bernard Lewis avait fait un livre montrant la continuité/transition entre l'Empire ottoman et la République mais cette page ne s'était pas refermée. Et on avait l'impression que son constat était un peu trop définitif à ce sujet. La page n'est pas refermée et ce livre mériterait aujourd'hui d'être intégré dans quelque chose de beaucoup plus général. La Turquie, c'est l'Empire ottoman et ce n'est pas l'Empire ottoman. C'est une dimension dont je pense qu'on ne mesure jamais assez l'importance.
Comment préparez-vous ce prochain départ ?
Maria Magro (photo DJ): Depuis le jour où nous sommes arrivés ici, nous savons que devrons partir et ce jour est presque arrivé. Nous étions très peu venus à Istanbul auparavant et surtout en hiver. Pour moi aussi, c'était une ville un peu “vieille”. Là, vraiment, j'ai redécouvert la ville. Je vis un peu au jour le jour pour m'occuper du déménagement, des papiers administratifs, pour me renseigner un peu sur la prochaine destination... Jérusalem promet d'être intéressante. Comme toujours, on découvre pas à pas.
Quand on est diplomate ou époux(se) de diplomate, on sait que notre temps sur place est compté. Est-ce que, malgré tout, vous êtes parvenus à nouer des liens d'amitié durables au cours de votre séjour à Istanbul ?
Maria Magro : Bien sûr. C'est toujours dur au début car on doit faire des efforts pour rencontrer des gens, sympathiser, faire connaissance. On ne gardera pas contact avec tout le monde, mais il y a toujours un petit noyau qui perdure. A Genève et ailleurs, on garde toujours des attaches. Et puis on évolue aussi. Au départ, je m'occupais des enfants. Ce n'est plus le cas donc je me suis davantage investie.
En effet, on a l'impression que vous formiez une “équipe” avec votre mari et que vous teniez à être impliquée dans la vie de la communauté française...
Maria Magro : Bien sûr, d'abord pour soutenir mon mari et puis aussi pour découvrir de nouvelles choses, pour apprivoiser un peu Istanbul...
Istanbul, en tout cas, semble avoir nourri votre fibre artistique...
Maria Magro : J'avais commencé déjà à Ankara et Istanbul m'inspire beaucoup. Les choses insolites, la lumière, les gens, l'architecture, le passé... tout cela m'inspire.
Hervé Magro : On a toujours essayé d'être ensemble. Je ne me suis jamais senti seul. Elle a joué un rôle dans les associations, mais elle ne le dira pas par modestie. Elle a aussi donné une touche particulière à ce Palais de France avec ses aquarelles. Elle a décoré les menus, les invitations du 14-Juillet... Ca donnait un petit “plus” personnel à cette fonction. Mais pour moi, cette touche était essentielle. Mon épouse a un don pour l'aquarelle. Elle en fait comme elle respire alors que c'est loin d'être simple ! Je l'ai donc un peu poussée pour utiliser ses talents. Plutôt que des menus tout blancs, les gens étaient heureux de repartir avec leur menu personnalisé. Cela donnait une autre dimension à la soirée. Elle a joué ce rôle-là et je la remercie dès que je le peux. Tout comme je dis à Paris que nos époux(ses) ou conjoint(es) ne sont pas assez valorisé(e)s. J'essaye donc de pousser pour voir comment on pourrait le faire. Parce que ce n'est pas du tout la même chose d'être en poste tout seul ou avec quelqu'un qui s'investit.
Vous envisageriez de vivre à nouveau en Turquie?
Maria Magro : Ce qui est sûr, c'est qu'on y reviendra, ne serait-ce qu'en vacances. On aime beaucoup ce pays et on y a beaucoup d'amis. Mais nous sommes partagés entre plusieurs endroits... Là, nous partons pour un mois de vacances entre la France et le Portugal.

Propos recueillis par Anne Andlauer (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 22 juillet 2013

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