jeudi 9 mai 2013

SERRA YILMAZ – “Istanbul est détruite par des gens qui n’y ont aucun souvenir”


Comédienne de théâtre, figure du grand et du petit écran, Serra Yılmaz s’est aussi fait un nom en France et en Italie, où sa pièce L'ultimo Harem remplit les salles depuis neuf saisons d’affilée. Stambouliote et francophone depuis l’enfance, elle est également connue pour son ton libre et engagé. Elle nous reçoit dans un café de Cihangir.
lepetitjournal.com d’Istanbul : Où êtes-vous née ?
Serra Yılmaz (photo Cem Talu): A Istanbul.
Où vivez-vous ?
Principalement à Istanbul, mais je travaille aussi en Italie et à l’occasion en France donc il m’arrive de vivre ailleurs. Jusqu’à juin dernier, pendant trois ans, j’ai habité partiellement à Paris, où j’avais deux engagements théâtraux.
Combien de langues parlez-vous ?
Pas beaucoup. Je suis bilingue français-turc. Je parle italien, anglais et je me débrouille en espagnol. Je suis interprète français et turc au niveau A et italien au niveau B, ce qui est assez rare.
Où avez-vous appris le français et l’italien ?
Ici, dans ma famille. Mon père venait en quelque sorte d’une famille de pashas, qui avait eu beaucoup de mal à s’adapter à l’arrivée de la République et a vécu en vendant les biens de la famille au fur et à mesure pour ne pas faire de commerce, chose qu’on jugeait méprisable. Mon grand-père et mon père ne s’entendaient pas du tout et ils s’engueulaient en français pour que je ne comprenne pas. Or les enfants se dépêchent toujours de comprendre ce qu’on veut leur cacher… (rires) Ensuite, j’ai décidé d’étudier dans une école française. Mon père, natif de 1918, avait étudié le français dès son plus jeune âge à Saint Joseph. Il avait été élevé chez les frères et en avait beaucoup souffert. Quand je lui ai annoncé mon envie d’aller chez les sœurs, il m’a proposé d’aller dans une école mixte mais je me suis entêtée et je suis entrée à Sainte Pulchérie jusqu’au lycée, puis à Saint Benoît, où les cours terminaient à 13h30, ce qui me permettait de filer à mon cours d’escrime. On a emménagé à Cihangir et au bout d’un mois ou deux, j’ai commencé à faire partie d’un groupe d’enfants cosmopolites. Il y avait deux petites Françaises dans mon immeuble, leur père était directeur chez Air France. A côté, j’avais deux grands-mères levantines, grand-père maltais, père américain, des Anglais, des Italiens, des Hongrois… La majorité de ces enfants fréquentaient l’école française Pierre Loti et notre langue de communication commune était le français. C’est dans ce groupe que j’ai connu la famille franco-italienne que je me suis choisie comme famille d’adoption, moi fille unique née de deux parents enfants uniques. Cette famille franco-italienne avait sept enfants dont cinq vivaient avec eux à Istanbul. C’était fascinant de voir ces grandes tablées… Je me suis infiltrée dans cette famille pour devenir la “huitième fille”. Nos liens perdurent jusqu’à aujourd’hui. Et c’est comme ça que j’ai appris l’italien sans me rendre compte que je l’apprenais.
Quand avez-vous décidé de devenir comédienne ?
Photo Cem Talu
Je l’ai décidé très jeune. Avant de vouloir devenir comédienne, j’ai été une spectatrice assidue. Mes parents, surtout ma mère, essayaient de combler le fait que j’étais enfant unique. Elle m’amenait tout le temps au théâtre et au cinéma. A l’époque il y avait des séances à 11h pour les enfants à Beyoğlu, à Nişantaşı… Une quantité de salles qui ont malheureusement disparu. Dans l’école primaire que j’ai fréquentée trois ans à Nişantaşı, on faisait des spectacles, c’était une tradition. Puis nous sommes partis habiter le köşk de ma grand-mère du côté de Suadiye et dans cette école-là, il n’y avait pas cette tradition. La dernière année de l’école primaire, c’est donc moi pratiquement toute seule qui ai monté une série de spectacles de fin d’année, sans texte, en copiant ce que j’avais vu faire dans mon ancienne école. Ca a eu un succès fou… J’ai découvert le plaisir de jouer et le plaisir d’être appréciée. Je pense que c’est ça qui a déterminé mon choix. Mais au départ, j’ai toujours rêvé de théâtre, le cinéma n’était pas à l’ordre du jour. Quand je me suis retrouvée en 1987 en compétition avec un film important pour l’histoire du cinéma turc, L’Hôtel de la mère patrie (Anayurt Oteli) d’Ömer Kavur, je me suis rappelée que je n’avais pas vraiment rêvé de ça. Je rêvais de travailler dans la compagnie Dostlar et j’ai réalisé ce rêve puisque c’est comme ça que j’ai commencé ma carrière au théâtre.
Et vous n’avez jamais abandonné les planches pour l’écran?
Je n’ai jamais arrêté le théâtre. Même si je ne fais pas de théâtre depuis un bon bout de temps en Turquie, j’ai un spectacle qui dure depuis neuf ans en Italie (L'ultimo Harem). Nous avons eu notre 20.000ème spectateur cette année, auquel nous avons offert un voyage à Istanbul.
“Quand ils m’ont dit le nom de la ville j’ai compris “Cannes”. J’étais ravie, j’ai pensé au festival de cinéma… Mais non, c’était Caen !”
Quel est le principal trait de votre caractère ?
L’ouverture au monde, j’espère.
Et celui que vous n’osez pas avouer ?
Je peux avoir mauvais caractère. De temps à autre, je peux être prise de crises aiguës de mauvais caractère, comme des nuages qui passent dans le ciel d’Istanbul. Après j’en rigole moi-même…
De quoi êtes-vous la plus fière ?
De ma fille. Elle a étudié, vit et travaille à Strasbourg. Moi j’étais partie en France comme boursière du gouvernement français, sans aucune anxiété. Je voulais aussi étudier à Strasbourg mais c’est tout à fait par hasard que je me suis retrouvée à Caen pour mes études. D’ailleurs, comme j’ignorais à l’époque jusqu’à l’existence de Caen, quand ils m’ont dit le nom de la ville j’ai compris “Cannes”. J’étais ravie, j’ai pensé au festival de cinéma… Mais non, c’était Caen ! (rires) Ma fille, elle, est partie dans un moment où le monde avait beaucoup changé et ça lui faisait peur de partir. D’ailleurs elle m’a dit : “Je ne suis pas toi, j’ai peur, mais je sais que c’est ce qu’il faut que je fasse”.
Avez-vous des rituels avant d’entrer en scène ?
Pas du tout. Je n’ai aucune anxiété de scène. Au contraire, je me sens presque mieux sur scène que dans la vie. Au cinéma, c’est encore plus génial. J’aime mon métier, je suis terriblement privilégiée de pouvoir exercer le métier dont je rêvais et qui ne m’a jamais déçue.
Avez-vous un héros ? Une héroïne ?
Mes héros sont des gens invisibles. Les infirmières, les aides-soignantes sont mes héros. On le comprend quand on a besoin d’eux. Mes héros ne sont pas forcément ceux qui sont applaudis par tout le monde.
Vous cuisinez ?
Absolument. D’ailleurs, les 13, 14 et 15 mai, dans le restaurant Cibalikapı Balıkçısı à Moda, et le 19, 20, 21 à celui de Balat, on va servir mon dîner. Je serai aux fourneaux mais il faut réserver !
On peut connaître le menu ?
Surprise…
Qu’est-ce que vous aimez cuisiner alors?
Tout. J’improvise beaucoup. Mais quand j’exécute une recette, j’y mets toujours du mien… Je cuisine au pif !
Photo Cem Talu
D’où vient cet amour de la cuisine ?
De ma grand-mère maternelle, une Circassienne qui avait été élevée dans le harem ottoman et en est sortie pour épouser mon grand-père. Elle avait toujours été habituée à des repas fastes. Elle préparait des plats fantastiques.
Le voyage de vos rêves ?
En Polynésie. Je veux voir toutes les îles, Bora Bora et le reste. C’est un rêve de carte postale mais j’y tiens.
Votre livre de chevet ?
Les Mémoires d’Hadrien.
Le film dont vous ne vous lasserez jamais ?
Hiroshima, mon amour.
Un mot favori ?
“Non”, dans toutes les langues. Parce que j’ai mis dû temps à l’utiliser.
“Je trouve lamentable la destruction du Cercle d’Orient, l’implantation de centres commerciaux infâmes au beau milieu de Beyoğlu.”
Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir aujourd’hui en Turquie ?
Difficile question… J’ai tendance à désespérer pour le pays dont je suis issue. Ma ville est détruite sans aucun scrupule par des gens qui sont au pouvoir et ne sont pas de cette ville. Ils n’ont aucun souvenir dans cette ville, ils n’ont pas vécu leur enfance dans cette ville. Ils sont impitoyables. Il n’y a qu’une seule chose qui compte à leurs yeux : la rentabilité. J’ai manifesté pour le cinéma Emek, lorsque la police a utilisé le gaz lacrymogène. Je n’ai pas été gazée car je suis partie un peu avant. Je trouve lamentable une telle intervention, la destruction du Cercle d’Orient, l’implantation de centres commerciaux infâmes au beau milieu de Beyoğlu… Si je vous fais la liste de tout ce que je trouve lamentable en ce moment, vous n’aurez plus de place dans le journal.
Pourquoi ces destructions se font-elles avec autant de facilité ?
Parce que nous n’avons pas une véritable opposition politique organisée dans le pays. C’est ça qui manque. Nous avons quand même vécu coup d’Etat sur coup d’Etat, les gens ont vécu sous pression, sous répression. Ils ont perdu leur vie, été torturés, tués, ce qui explique que la société civile soit peu mobilisée. Et ce pouvoir qui veut juger les généraux n’en fait pas moins. Qui applique la répression m’importe peu. Que ce soit des généraux ou des civils croyants, cela ne change rien pour moi…
Les négociations de paix avec le PKK ne vous donnent pas espoir non plus?
J’attends que ça aboutisse parce que je n’ai pas confiance dans ce pouvoir.
Vous qui voyagez beaucoup, y a-t-il des choses que vous êtes fatiguée d’entendre à propos de la Turquie à l’étranger?
Photo Cem Talu
Oh oui! Je peux devenir irascible à ce sujet. Ce qui m’énerve, c’est cette illusion qu’on a sur l’existence de l’Orient. Cet orientalisme des Occidentaux, je trouve ça nul et dépassé. Istanbul est de plus en plus LA destination. J’ai des amis d’amis d’amis qui arrivent ici et me posent des questions qui me font dire que ces gens ne se sont absolument pas donné la peine de feuilleter ne serait-ce qu’un guide pour avoir un début d’idée sur le pays. Par exemple, le grand classique : “Vendredi, tout va être fermé”. Je n’ai jamais dit à quelqu’un en France : “Ah c’est dimanche ! Vous allez à la messe ?” Le domaine de la foi ne me regarde strictement pas.
Que faites-vous en ce moment ?
Je viens de sortir d’une période assez difficile puisque je ne travaillais pas. L’été dernier, je devais faire un feuilleton en Turquie et j’avais refusé un peu de boulot en Italie et finalement le feuilleton ne s’est pas fait. Ca a été assez dur. J’ai essayé de rester occupée même si le boulot d’interprète se fait rare… Il y a de moins en moins de réunions en français et en italien, de plus en plus d’interprètes sur le marché, et de plus en plus d’interprètes “pirates” qui pratiquent des prix extrêmement bas… A l’inverse, en ce moment, tout arrive en même temps. J’aimerais tout faire mais je n’y arriverai pas : un long-métrage en Turquie, un en France, un en Italie, du théâtre en Italie… Je suis déjà frustrée. Ce sera pour cet été… pour l’instant je suis aux fourneaux !
Propos recueillis par Anne Andlauer (http://lepetitjournal.com/istanbul.html) jeudi 9 mai 2013

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