"Une seconde femme" : histoire de famille en eaux troubles
LE MONDE | • Mis à jour le
Par Jacques Mandelbaum
L'Autriche a le vent en poupe, profitons-en. Après une seconde Palme d'or décernée il y a quelques jours à Cannes à Michael Haneke pour son film Amour, voici d'ores et déjà Une seconde femme, film réalisé par l'un de ses élèves à l'Académie du film de Vienne.
Umut Dag, Autrichien d'origine kurde, met en scène dans ce premier long-métrage retors et pénétrant une famille turque installée à Vienne. Il faudra toutefois un minimum de patience au spectateur pour s'apercevoir que cette oeuvre lui propose autre chose que la sempiternelle chronique d'un système patriarcal tenant sous sa coupe des figures féminines dont le martyre appelle la compassion du spectateur.
Tout commence en Turquie, par le prologue d'une cérémonie de mariage villageoise. Fatma et Mustafa, un couple vivant en exil, y marient leur fils Hasan à la prude Ayse. Bizarrerie : tout le monde paraît plus ou moins contrarié. Il faut même que Fatma morigène l'une des soeurs du marié, visiblement à deux doigts de faire un esclandre. L'explication a lieu à la séquence suivante, sans embarras de mots, mais par un système d'ellipses, de raccords et de plans tranchant dans le vif comme le film en produira beaucoup. La famille, nombreuse, rentre dans son appartement viennois, avec la jeune vierge dans ses valises. Tandis que son supposé mari s'éclipse et que sa belle-mère la prépare à la nuit de noces, le spectateur doit se rendre à l'évidence : ce n'est pas à Hasan qu'était destinée Ayse, mais bel et bien au vieux Mustafa, qui prend place à côté d'elle sur la couche nuptiale. Cut.
La raison de ce mariage de convenance émerge comme l'huile remonte à la surface de l'eau. Atteinte d'un cancer, Fatma a choisi pour son époux, mais plus encore peut-être pour sa famille qui compte encore de ses enfants, une femme suffisamment jeune. Le film prend dès lors sa vitesse de croisière, en chroniquant l'enfermement qui résulte de ce secret. Avec ses disharmonies : hostilité des belles-soeurs à l'égard de l'étrangère. Mais aussi ses bonheurs : délicatesse du vieux Mustafa à l'égard de sa deuxième épouse, complicité grandissante entre Fatma et Ayse, conformation volontaire de cette dernière au rôle que lui est dévolu par sa fausse belle-mère. On est à deux doigts de l'irénisme, et quelque chose comme un goût de moutarde commence à picoter le nez du spectateur.
Jusqu'à ce qu'un événement fasse brusquement basculer le tableau, et reconsidérer sous un autre jour ce qui nous a été jusqu'à présent montré. Cet événement (on priera les lecteurs soucieux de virginité cinématographique de suspendre ici leur lecture) est la mort inopinée de Mustafa, qui fait sortir Ayse de sa condition ectoplasmique. Libérée de son devoir matrimonial, la jeune femme s'ouvre peu à peu au désir, à l'autodétermination. Elle rompt ce faisant le pacte de la soumission et de l'enfermement clanique qui en résulte. Cette émancipation, vécue par Fatma comme une trahison, occasionne un terrifiant déchaînement de violence.
Une double préoccupation la détermine. Suggérer que la violence de l'organisation familiale n'était pas moindre avant cet éclat. Et montrer que l'aliénation dont elle procède est si ancrée dans la morale communautaire qu'elle peut conduire ses principales victimes, les femmes, à la perpétuer. Attentif à mille détails qui sonnent terriblement juste, aux antipodes du prêchi-prêcha politiquement correct, ce film est manifestement réalisé par un cinéaste qui sait de quoi il retourne, et qui ouvre avec intelligence et talent à la complexité de son sujet.
LA BANDE-ANNONCE
Film autrichien d'Umut Dag avec Nihal G. Koldas, Begüm Akkaya, Vedat Erincin, Murathan Muslu (1 h 33).
Sur le Web : www.kmbofilms.com.
Jacques Mandelbaum
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